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La journaliste Rouba al-Ajrami marche avec un cameraman au milieu des décombres- Réseaux sociaux
Par Fidaa Ahmed
Dans une rue en ruines, la journaliste indépendante Ansam al-Qatta’, 34 ans, se tient debout au milieu des gravats et de la fumée des frappes. Vêtue de son gilet de presse, elle serre son carnet et son téléphone, connectée à un réseau fragile déniché sur le toit d’un immeuble fissuré. Ses yeux guettent davantage le ciel que son écran : chaque grondement d’avion peut annoncer la mort.
Autour d’elle, des enfants déplacés et des femmes fouillent les décombres de leurs maisons. Ansam tente de recueillir leurs récits avant qu’un missile n’efface leurs voix.
Chaque battement de cœur peut être le dernier
« Les battements de mon cœur sont plus forts que le bruit des bombardements. Je pars travailler en sachant que je peux ne pas revenir », confie-t-elle en essuyant la poussière de son casque usé.
Elle poursuit :
« Nous travaillons dans l’environnement le plus dangereux au monde. Nous portons nos vies à bout de bras pour transmettre des voix et des images. Depuis le début de la guerre, je couvre le nord de Gaza, sans avoir fui vers le sud malgré les risques. Les menaces sont militaires mais aussi numériques : l’armée israélienne incite à la haine contre nous sur les réseaux sociaux. »
Chaque perte d’un ou une collègue est une nouvelle blessure : « À chaque fois qu’un confrère est tué, je me dis que je pourrais être la prochaine. Parfois, j’imagine déjà comment mes amis me pleureront. » Elle n’a plus confiance dans son équipement : « Nos gilets et casques sont usés. Ils ne protègent plus, au contraire ils effraient : les déplacé.es redoutent de nous voir habillés ainsi, car les journalistes sont trop souvent visés. »
Ansam conclut avec colère : « Combien d’entre nous doivent être tués pour que le monde se réveille ? Peut-être que rien ne changera tant que des journalistes étrangers n’entreront pas à Gaza pour raconter eux-mêmes. Israël nous tue en direct, sous les yeux du monde. La solidarité internationale doit être quotidienne et plus forte. Nous demandons seulement la fin du ciblage systématique des journalistes, dont le seul crime est de montrer la vérité. »
Le massacre de l’hôpital Nasser
Les interrogations d’Ansam rejoignent celles de dizaines d’autres confrères et consœurs, surtout après le massacre du 25 août, retransmis en direct : cinq journalistes, dont une femme, ont été tués alors qu’ils documentaient les frappes depuis le complexe médical Nasser, à Khan Younès, dans le sud de Gaza.
Les gens ont peur de nous voir vêtus ainsi dans les camps de déplacé.es et les places publiques, parce que les journalistes sont trop souvent ciblés
Depuis, les violations se poursuivent. Selon le Bureau d’information du gouvernement à Gaza, 248 journalistes ont été tué.es au 2 septembre 2025.

Une campagne mondiale pour la protection des journaliste : est-ce suffisant ?
En réaction, Reporters sans frontières (RSF) et le mouvement international Avaaz ont lancé fin août une campagne mondiale pour dénoncer les attaques israéliennes visant la presse à Gaza.
Leur alerte est claire : « Au rythme actuel, la voix de la vérité risque de disparaître. Bientôt, plus personne ne pourra raconter ce qui se passe. »
La campagne dénonce la destruction de maisons et de bureaux, la traque jusque dans les hôpitaux, empêchant même les blessés de se soigner. Elle appelle à mettre fin à l’impunité et à garantir la protection des journalistes dans les zones de guerre.
« Nous devenons parfois l'information elle-même »
Au milieu des ruines, Yaacoub Salameh, 33 ans, photoreporter indépendant, poursuit son travail malgré la peur. Depuis le début de la guerre, il collabore avec plusieurs agences arabes et internationales. « Les risques augmentent chaque jour. Je crains non seulement pour moi, mais pour ma famille et mes amis. Nous avons vu des collègues couvrir les bombardements, puis découvrir que leurs proches figuraient parmi les victimes. Parfois, c’est l’inverse : les familles de journalistes apprennent que leur fils ou fille est devenu.e l'information. »
Chaque jour est une survie
« Chaque instant peut être le dernier. J’aurais pu être à la place de mes collègues tués. Nous vivons dans l’attente : qui survivra, qui mourra ? L’occupation veut tuer le récit palestinien en réduisant ses témoins au silence. »

Le mois d’août a été pour lui le plus éprouvant pour les journalistes de Gaza: « Nous ne sommes protégés ni par nos agences, ni par les syndicats internationaux, ni même par les lois. J’ai perdu des amis comme Moez Abu Taha et Maryam Abu Daqa. Leur absence est douloureuse, humainement et professionnellement. » Il ajoute : « Si cela continue, il ne restera bientôt plus aucun journaliste vivant à Gaza. J’espère que le soutien aux journalistes se poursuivra et ne restera pas ponctuel. »
Entre mission et maternité
Pour Ruba al-Ajrami, correspondante de la chaîne turque TRT, couvrir la guerre est devenu à la fois vocation et destin. Depuis le 7 octobre 2023, dès 9 heures du matin, elle n’a cessé de travailler, malgré les risques et les massacres visant les professionnels des médias.
L’occupation veut tuer le récit palestinien en réduisant ses témoins au silence.
Mère de quatre enfants, elle révèle une réalité encore plus dure : « J’étais maman d’un bébé de trois mois quand j’ai décidé de couvrir les événements. Ma fille a aujourd’hui deux ans et deux mois : elle a grandi au cœur de la guerre. J’aurais dû passer plus de temps avec elle, mais mon engagement m’en a privée. »

Elle décrit ce déchirement : « Être dans une zone dangereuse alors que mes enfants se trouvent ailleurs dans une autre zone dangereuse, c’est insoutenable. Ils pleurent à chaque ciblage de collègues, surtout après la mort de Mariam, notre consœur, mère d’un enfant, qui travaillait avec nous dans le sud. Ils ont peur pour moi et je ne sais pas toujours les rassurer. »
Ruba confesse ses doutes : « À chaque fois qu’un journaliste est visé, je me demande si je dois arrêter pour rester avec mes enfants. Je me dis souvent que je n’appartiens pas qu’à moi-même, mais aussi à eux. Le monde reste sourd à l’extermination des civils et au ciblage de la presse. »
« Si c’était en Ukraine… »
Pour Sami Abu Salem, responsable de la sécurité professionnelle au syndicat des journalistes palestinien.es, ces assassinats constituent des crimes de guerre : « Les journalistes sont des civils identifiables, connus par leur métier, et ils ont été délibérément visés par deux projectiles successifs à sept minutes d’intervalle. »
« L’attention se focalise sur Israël, pas sur la Palestine, déplore-t-il. Et cela illustre l’injustice mondiale à l’encontre des Palestinien.es de Gaza. Même quand des journalistes sont tué.es, l’intérêt qui leur est accordé est bien inférieur à l’ampleur du drame. »
Il rappelle le bilan : « En une seule journée, le 25 août, cinq journalistes ont été tué.es ; ce même jour, le journaliste Hassan Dahhan a été tué, puis d’autres confrères et consœurs ont été visé.es alors qu’ils/elles dormaient chez eux/elles. Et il y a deux semaines encore, Israël a tué six journalistes. »
Abu Salem souligne l’effet dévastateur de ces pertes sur la visibilité internationale de ce qui se passe à Gaza: « En un mois seulement, 22 journalistes ont été tués: — un chiffre catastrophique, qui dépasse le nombre de journalistes tué .es pendant la Seconde Guerre mondiale qui a duré six ans. C’est ce qui a poussé des organisations internationales à lancer des campagnes de soutien aux journalistes de Gaza, même si ces initiatives arrivent tard. »
« Nos yeux ne sont pas bleus et notre peau n’est pas blanche », dénonce Abu Salem. « Imaginez la même situation en Ukraine : la réaction mondiale serait-elle la même ? Bien sûr que non. Cela illustre l’injustice profonde dont sont victimes les journalistes palestinien.nes et, au-delà, la cause palestinienne, dans un système international acquis à Israël et dépourvu de tout véritable contre-pouvoir. »

























