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Tout d’abord :
La lecture des écrits de Nawal Al-Saadaoui était un moyen parmi les moyens de rébellion contre la domination familiale, et une icône parmi les icônes de la résistance contre la société autoritaire. Le fait que les jeunes filles et les femmes suivent ses discussions et ses débats télévisés était considéré comme une entorse aux règles de la bienséance définies par la morale masculine.
Déclarer son adhésion aux opinions de Nawal, ou à certaines d’entre elles, ouvrait la voie à l’ostracisme social. Mais tout ce terrorisme n’a pas freiné la propagation de ses idées qui ont franchi les barrières établies par les fondamentalistes et les conservateurs, non seulement en Egypte ou dans les pays arabophones mais dans le monde entier.
La vérité incontestable est que beaucoup de filles et de femmes qui ont adhéré au mouvement féministe égyptien et arabe durant les vingt dernières années étaient motivées par les écrits et les paroles de Nawal Al-Saadaoui qui les encourageaient à la confrontation au lieu de chercher à s’adapter, et à la résistance au lieu de vivre avec l’injustice.
« Rien ne peut vaincre la mort comme l’écriture. Sans la Torah ni Moïse ni le Judaïsme n’auraient vu le jour, sans l’évangile ni le Christ ni le Christianisme n’auraient vu le jour, sans le Coran ni le prophète Muhammad ni l’Islam n’auraient vu le jour. Est-ce pour cette raison que l’écriture était interdite aux femmes et aux esclaves ?»
Nawal Al-Saadaoui - Mes papiers…ma vie (Tome2)
Le 21 mars 2021, la mort a emporté cette dame exceptionnelle après une lutte inspirante qui a duré plus de 65 ans dans le but de se libérer des contraintes masculines, et une guerre sans merci menée contre le capitalisme, la ségrégation sociale et le fascisme religieux qui perdure depuis plus 50 ans.
En mars 2020 la photo de la docteure, de la femme de lettres et de la militante Nawal Al-Saadaoui figurait sur la couverture du magazine américain Time Magazine, avec cent autres personnalités dans le cadre de l’opération « Les 100 femmes de l’année ». Elle y était célébrée en même temps que sa lutte multiforme contre l’autoritarisme patriarcal.
Un an plus tard, les photos de Nawal Al-Saadaoui reviennent, cette fois-ci en raison de son départ brusque, pour occuper les pages des plus grands magazines et sites d’informations au niveau local et international. Ainsi les publications saluent son parcours riche en batailles courageuses et en prises de positions ardues.
Nawal Al-Saadaoui a défié toutes les manifestations patriarcales. Elle n’en a redouté aucune, empruntant des voies scabreuses dans ses écrits, affrontant des combats féroces avec ses mots, brisant de cette manière toutes les chaînes. Ni la peur ni le désespoir ne sont parvenus à la décourager.
Dans un entretien avec l’historien et le critique Suisse Hans Ulrich Obrist publié dans le mensuel littéraire “E-Flux”, en 2013, Nawal évoque le chemin qui l’a conduit à l’écriture, réaffirmant être une femme en colère, avoir été une jeune fille en colère et, avant cela, une enfant en colère.
Mais ce qui caractérise cette colère c’est qu’elle est engendrée par une prise de conscience de l’absence de justice et de l'enracinement de la duplicité. C’est pourquoi l’écriture est devenue son outil de protestation puis son moyen de libération et de changement.
Ainsi, répond-elle à une des questions de son interlocuteur en ces termes : « J’aime toutes formes d’expression créative, que ce soit la danse, la musique ou l’écriture. Je n’aurais jamais imaginé devenir médecin, je détestais les médecins comme je détestais les enseignants et les professeurs d’université aussi. Pourtant, j’ai fini par devenir médecin et professeur universitaire. Cependant j’ai toujours écrit, et ce qui m’a encouragé à le faire c’est le mécontentement de ce qui m’entoure. J’étais furieuse contre la société, en tant que jeune fille je sentais qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose de faux dans le monde, tout autour de moi, dans ma famille, à l’école, dans les rues. Je sentais qu’il y avait quelque chose de faux dans la façon dont la société me traitait. C’est pourquoi je peux dire que l’écriture a surgi du mécontentement, de la colère. »
Cette colère a engendré une cinquantaine d’ouvrages appartenant aux différents genres littéraires comme le roman, le théâtre, l’autobiographie ainsi que des articles. Les travaux de Nawal Al-Saadaoui ont été traduits en une quarantaine de langues.
Ses livres les plus importants sont probablement la femme et le sexe, un roman intitulé une femme au point zéro, un essai la femme et le conflit psychologique et un autre récit intitulé la chute de l'Imam, en plus de journal d'un médecin et de mon journal dans la prison pour femmes.
Parce qu’elle s’est rendu compte tôt que la violence est complexe …son combat elle le menait sur plusieurs fronts
Nawal Al-Saadaoui fut l’une des premières féministes dans le monde arabophone à avoir adopté la perspective intersectionnelle dans sa définition du féminisme, et dans l’analyse de la condition féminine avec ses réalités complexes.
Depuis les années 1980, je n'ai cessé de souligner que l'oppression et la persécution des femmes ne sont pas façonnées par un seul élément mais par plusieurs facteurs tels que le capitalisme, la discrimination de classes, le racisme, l'éducation et l'autorité religieuse.
Dans un entretien publié en 2010 par le journal britannique, The Guardian, Nawal déclarait que « le féminisme englobe tout, la justice sociale, la justice politique et la justice sexuelle. Le féminisme établit un lien entre la médecine, la littérature, la politique, l’économie, la psychologie et l’histoire. »
Elle réaffirmait sa vision en disant : « le féminisme c’est tout cela. Tu ne peux pas comprendre l’oppression de la femme sans assimiler tout cela ».
La femme, le sexe…et la transgression des tabous
Nawal Al-Saadaoui a publié en 1969 son livre le plus polémique de tous, La femme et le sexe, qu’une majorité d’activistes féministes considère aussi important pour le mouvement féministe arabe que le livre de Simone de Beauvoir Le deuxième sexe pour le mouvement féministe occidental.
L’ouvrage aborde de nombreuses questions considérées comme très sensibles, non seulement au moment de sa publication, mais aujourd’hui encore, comme le corps de la femme et le pouvoir exercé sur ce dernier par la société, l’obsession de la virginité, la notion d'«honneur», l’inégalité de traitement de l'homme et de la femme en ce qui concerne l'éducation et la formation, la mutilation des organes génitaux féminins externes (mutilation des organes génitaux proéminents), le plaisir sexuel et la masturbation.
Évidemment un tel livre n’a pas pu voir le jour facilement, ainsi les autorités égyptiennes l’ont confisqué du temps du président Gamal Abdel Nasser. Nawal fut donc contrainte de le publier dans la capitale libanaise deux ans plus tard.
Des exemplaires de ce livre sont arrivés d'une manière ou d'une autre en Égypte. Les médecins et les religieux ont réagi en la considérant comme une ennemie de la société et de l'islam. Ils l'ont accusée d’incitation des femmes à la «débauche», affirmant que les MGF (mutilations des organes génitaux féminins proéminents ) sont une pratique nécessaire pour protéger la virginité de la fille et réduire l’emprise de son désir.
Ils ne seront tranquilles que lorsqu’ils parviendront à infliger un châtiment à la femme qui s’est dégagée de la domination masculine, défiant un pouvoir patriarcal et autoritaire hostile à la différence et ne permettant aucune rébellion contre lui. Le ministère de la santé a donc fini par la congédier en 1972.
« Alors que la société reconnaît le désir sexuel chez le garçon, elle refuse de le reconnaître chez la fille. Nous pouvons donc dire que la puberté du garçon par laquelle il confirme son instinct et son désir envers le sexe opposé est positive. Quant à la puberté chez la fille, elle signifie le déni et le refus du sexe. »
Extrait du livre « La femme et le sexe »
Elle a été la première à s'opposer aux mutilations des organes génitaux externes.
Après l’obtention de son diplôme de la faculté de médecine Qasr Al-Aini à l'Université du Caire en 1955, Nawal Al-Saadawi s’engagea dans une guerre contre l’excision, l’un des principaux outils de l'oppression des femmes qu’elle a combattu en même temps que tous les partisans et défenseurs de cette pratique. Pour ce faire, elle s’est appuyée sur des faits médicaux prouvant son inutilité et la gravité des séquelles qu’elle entraîne. Ainsi est-elle devenue la première femme égyptienne à lutter en public et à haute voix contre les crimes de mutilation des organes génitaux externes. Son combat a continué jusqu'à la fin de sa vie malgré les accusations constantes de débauche, d'insultes indécentes, de menaces et de poursuites en paroles et en actes. Nawal n'a pas déserté le champ de bataille, même après la promulgation de la première loi qui incrimine la mutilation des organes sexuels externes en 2008, ou après le durcissement des peines en 2016, car son objectif a toujours été de changer la réalité et non de modifier les mots dans les lois ou d’y ajouter des termes trompeurs.
« Pourquoi les opérations de circoncision et d’excision ont-elles lieu ? Dieu pourrait-il donner l’ordre de couper un organe dans le corps des femmes qu’il a lui-même créé ? J’étais jeune médecin débutante au village de Tahla dans la Mouhafaza (Département) Al-Gharbya en 1957, et j’ai commencé à sentir le besoin de faire face à ces opérations horribles. C’est à partir de ce moment que je me suis mise à lire sur l’histoire et les religions pour savoir comment ces opérations avaient vu le jour ».
Extrait de « A propos de la femme de la religion et de la morale »
C'est pourquoi ils la détestent également: elle a confronté la société dans son dualisme
Nawal a œuvré à révéler les contradictions de la société dans sa manière de traiter les femmes et les hommes, notamment en ce qui concerne la question de «l'honneur». Depuis les années 1970, elle n'a cessé d'écrire pour dénoncer et refuser la vision réductrice de l'honneur dans le comportement de la femme, en particulier par rapport à sa vie sexuelle. Elle a souvent protesté contre le lien qui est établi entre les organes sexuels de la femme et le péché : péché et impureté, alors que les organes sexuels de l’homme sont associés à la force, à la supériorité et à la distinction.
Tout au long de sa longue carrière, Nawal n’a cessé de rappeler à ses détracteurs et à ses partisans que l'honneur consiste à être honnête dans ses paroles et dans ses actes pour les hommes comme pour les femmes, et rien d'autre. Elle a également revendiqué à plusieurs reprises la promulgation d'une loi contre les crimes commis à l’encontre des femmes sous prétexte de défendre ou de protéger l'honneur. Elle a réitéré sa franche demande dans un article intitulé «Des meurtres où des filles et des femmes sont tuées au nom de l'honneur ... Quelle barbarie et quelle honte pour l'honneur?! » publié dans le journal Al-Masry, Alyaoum le 21 septembre 2020.
« Sans doute l'un des résultats les plus importants du dualisme moral engendré par le patriarcat dans diverses sociétés est ce concept d'honneur boiteux, car l'honneur y est associé à la protection des organes sexuels et ne concerne que les femmes. L’honneur de l’homme dépend du comportement de son épouse ou de ses filles et de sa mère. L'homme débauché est honorable si sa femme ne le trompe pas avec un autre homme, et l'homme hypocrite est honorable tant que sa fille préserve son hymen jusqu’au mariage.»
Extrait du livre « La question politique et sexuelle de la femme égyptienne »
Même la prison n’a pas étouffé ou freiné la lutte
Dans une interview accordée à Al-Arabiya TV, diffusée en mai 2018, Nawal Al-Saadawi a déclaré que la situation la plus difficile à laquelle elle avait dû faire face au cours de sa vie fut son arrestation en 1981.
« Si le moment le plus difficile dans la vie d'une personne condamnée à mort est celui avant que la guillotine ne lui tombe sur le cou, alors le moment le plus difficile de ma vie était celui qui a précédé mon entrée dans le cachot. »
Extrait du livre « Mon journal dans une prison pour femmes »
Nawal Al-Saadawi a été arrêtée le 6 septembre 1981, au cours d’une vaste campagne d'arrestations dite « arrestations de septembre », lancées contre des penseurs et des écrivains opposés au président égyptien de l’époque, Mohamed Anwar Sadat.
Nawal a passé trois mois dans la prison pour femmes à Al-Qanatir al-Khayriah, trois mois pendant lesquels elle a continué à écrire, malgré l'interdiction de faire entrer dans le quartier des prisonniers d'opinion et des affaires politiques, des stylos, du papier et des livres. Elle a utilisé un crayon de maquillage pour écrire ses mémoires en prison sur des mouchoirs en papier et sur du papier à rouler. Ses mémoires ont été publiées à sa sortie de prison sous le titre de « mon journal dans une prison pour femmes ». Ce livre est considéré comme l'une des productions les plus connues de la littérature carcérale mondiale.
Lorsque les histoires des rescapées des violences sexuelles se sont multipliées au cours de la seconde moitié de l'année dernière, chaque histoire ou chaque témoignage venait se coller aux histoires et aux témoignages précédents, pour renforcer leur crédibilité et secouer les constantes établies par la culture patriarcale. Ceci a conduit à la formation de réseaux de soutien et de solidarité entre des femmes qui ne s’étaient peut-être jamais rencontrées auparavant et qui ne se rencontreront probablement jamais par la suite. Mais elles ont puisé leur force et leur courage en elles-mêmes, ensemble, lorsqu’elles ont franchi les limites et ont repoussé le mur du silence. Nawal avait fait cela dans le passé en offrant un soutien financier à des dizaines de femmes en tant que médecin, et un soutien moral à des millions d’entre elles en tant qu’intellectuelle et écrivaine incontournable. Aussi a-t-elle créé une solidarité entre des millions de femmes en leur racontant les histoires de souffrance et de violence qu'elle a vécues, et dont l’écho est resté gravé dans l'esprit de celles qui l'ont lue. Ces femmes se sont alors rendu compte qu'elles n'étaient pas seules.
Nawal Al-Saadawi a construit un pont invisible entre elle et la grande majorité des femmes qui ont lu ses écrits. Grâce aux idées véhiculées par ses textes, des dizaines de millions de filles ont changé leur parcours, ont brisé leurs chaînes, ont échappé à la souffrance, et ont repris le contrôle sur leur vie.
« Après mon incarcération, je me suis rendue compte que la solidarité entre les femmes était plus dangereuse que les armes nucléaires. La seule menace qui pesait sur l'administration pénitentiaire était la solidarité entre nous, les femmes. Après ma sortie de prison, j'ai réalisé que la solidarité des femmes peut faire tomber un régime au pouvoir. »
Nawal Al-Saadaoui: mes papiers… ma vie ( Tome3)
Le texte original se trouve sur la plate-forme «elle a d’autres visages » ici.