Image principale: Rome, 25 novembre 2023: la banderole de la Fondation “Una Nessuna Centomila” (Une, Aucune, Cent mille), avec, au centre, la chanteuse Fiorella Mannoia, et la metteuse en scène, comédienne et humoriste Paola Cortellesi, autrice du film C’è ancora domani (Il reste encore demain), lors de la grande manifestation à Rome suite au féminicide de Giulia Cecchettin.
Le 8 avril, la Cour d’assises de Venise a présenté les motivations, très attendues, de la décision de justice en vertu de laquelle elle a condamné Filippo Turetta, auteur du féminicide de Giulia Cecchettin, advenu le 11 novembre 2023, à la réclusion à perpétuité. Contrairement à ce qui avait été demandé par les avocats de la défense, les juges n’ont pas reconnu les circonstances atténuantes générales « au vu de l’atrocité de l’acte, de la détermination avec lequel il a été accompli et des motifs abjects d’oppression archaïque qui ont généré un tel acte : des motifs vils et méprisables, dictés par une intolérance envers la liberté d’autodétermination de la jeune femme, dont l’accusé n’acceptait pas l’autonomie, même dans les choix de vie les plus banals ».
Un gentil garçon assassin
Giulia Cecchettin, 22 ans, a été tuée par Filippo Turetta, son ex-compagnon et camarade d’études à la faculté d’ingénierie de l’Université de Padoue, de 75 coups de couteau. Ils venaient de passer quelques heures ensemble dans un centre commercial situé à Marghera, à proximité de Venise. Le jeune homme a ensuite chargé le corps de Giulia – qui était encore en vie, comme l’autopsie l’a démontré plus tard – dans sa voiture, puis a pris la fuite en direction des Alpes juliennes, une zone de montagne toute proche, dans le Frioul, où il s’est débarrassé du cadavre après l’avoir dissimulé dans une crevasse. Il a ensuite poursuivi sa cavale à travers l’Autriche, jusqu’en Allemagne. C’est là-bas qu’il a été arrêté, le 18 novembre, presque par hasard : un passant avait signalé sa voiture à la police parce qu’elle était arrêtée sans feux de détresse sur le bord d’une nationale.
Giulia Cecchettin, 22 ans, a été tuée par Filippo Turetta, son ex-compagnon et camarade d’études à la faculté d’ingénierie de l’Université de Padoue, de 75 coups de couteau.
L’agression de Giulia s’est faite en deux temps, avec une première discussion violente dans la rue, près de chez la jeune femme, dont un voisin avait été témoin. Ce dernier avait immédiatement appelé le 112. Les forces de l’ordre n’étaient cependant pas intervenues parce qu’elles avaient considéré qu’il y avait trop peu d’éléments pour intercepter le véhicule dans lequel Turetta avait obligé la jeune femme à monter, après lui avoir infligé un premier coup de couteau. Le jeune homme l’avait ensuite emmenée dans une zone industrielle plus isolée, où il lui avait infligé les 75 coups de couteau comptées par l’autopsie. Les caméras de vidéosurveillance avaient filmé le meurtre.
La disparition des deux jeunes gens, qui avait dans un premier temps donné lieu à une intervention commune des familles à la télévision pour leur demander de donner des nouvelles et de revenir, s’était ainsi transformée en chasse à l’homme. L’affaire avait suscité une immense indignation populaire, suivie d’une manifestation nationale gigantesque à Rome le 25 novembre, à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes (plus de 500 000 personnes, comme l’avait documenté Medfeminiswiya ici et ici).
Dans les motivations de la décision de justice, les juges reconnaissent la préméditation du meurtre, à la lumière de la liste détaillée d’objets – couteaux, ruban adhésif, pelle, sacs poubelles de grande taille – que Filippo avait faite dans son téléphone. Ces objets avaient ensuite été retrouvés dans sa voiture ou à proximité du cadavre de Giulia. Une liste, écrivent les juges, « qui permet de cristalliser le moment auquel mûrit en lui le projet d’homicide, projet certainement alimenté par le sentiment de colère et de rancoeur qui montait chez l’accusé chaque fois que son sentiment de possession à l’égard de la jeune femme était contrarié (comme cela ressort immanquablement des différentes conversations échangées), sentiment qui a manifestement fini par se plier à la logique perverse du “avec moi, ou avec personne” ».
300 messages par jour, mais il n’y a pas harcèlement
En revanche, les juges n’ont pas retenu comme circonstance aggravante les actes de persécution – c’est-à-dire le harcèlement – exercés par Turetta à l’encontre de Giulia Cecchettin. Et ce, pas même au vu des quelques 300 messages qu’il envoyait en moyenne chaque jour à la jeune femme via Whatsapp, soit 255 000 en deux ans d’après le décompte des magistrats chargés de l’enquête, contenant souvent des insultes et de véritables menaces : “Tu vas me le payer pour toujours”. “Sale garce”. “À cause d’un seul soir tu vas gâcher toutes les journées d’avant et toutes celles d’après” (message envoyé après que Giulia avait décidé de sortir un soir avec ses amies). “Je te préviens, espèce de c***, soit on a notre licence ensemble, soit c’est fini pour tous les deux”. “Soit ça, soit rien”. “Ta vie dépend de la mienne”. Au point que le 9 novembre, deux jours avant d’être tuée, Giulia lui avait répondu : « Tu regardes quand je vais me coucher, combien de temps je suis connectée, tu me demandes si j’écris à quelqu’un d’autre en fonction du temps où je suis en ligne. Tout ça, c’est des méthodes obsessionnelles que tu utilises pour me contrôler et moi, ça me fait peur. » Il s’agit là de quelques-uns des messages cités par le Corriere della sera dans un article daté du 5 décembre 2024.
En revanche, les juges n’ont pas retenu comme circonstance aggravante les actes de persécution – c’est-à-dire le harcèlement – exercés par Turetta à l’encontre de Giulia Cecchettin. Et ce, pas même au vu des quelques 300 messages qu’il envoyait en moyenne chaque jour à la jeune femme via Whatsapp, soit 255 000 en deux ans.
Dans les motivations du jugement, les juges de la Cour d’assise de Venise ont estimé qu’ « au vu de l’ensemble des éléments recueillis au cours de l’instruction, et en particulier des déclarations des membres de la famille et des personnes les plus proches de la victime, aucun élément, même simplement symptomatique, ne permet de considérer comme établi, que Giulia Cecchettin, présentait un état de ‘grave anxiété, trouble et crainte, pour sa propre sécurité’ », au point de provoquer un changement de mode de vie – c’est-à-dire les caractéristiques qui, d’après l’article 612 bis du code pénal italien, doivent être réunies pour qualifier le délit d’actes de persécution, et donc reconnaître la circonstance aggravante.
D’après le père et le frère de Giulia, en effet, la jeune femme ressentait surtout de la gêne et de la colère face à la volonté obsessionnelle de contrôle de son ex, mais elle ne ressentait pas de peur. Après tout, comme le font remarquer les magistrats, c’est Giulia elle-même qui « avait pris l’initiative de proposer à Turetta de l’accompagner faire des courses pour le jour de sa soutenance, ignorant donc non seulement sa dangerosité criminelle, mais faisant également preuve d’une totale absence de soupçon quant au projet que ce dernier avait mûri. »
Plusieurs avocates sont intervenues sur ce dernier point pour souligner la gravité d’une telle interprétation, dans un sens restrictif, du délit de harcèlement. Aurora D’Agostino, co-présidente de l’association Juristes Démocrates, a ainsi déclaré à la 27esima ora (la Vingt-septième heure), le blog du Corriere della sera consacré aux femmes qu’ « en substance, les juges disent que Turetta n’est pas un harceleur parce que Giulia n’avait pas assez peur de lui, qu’elle s’imposait à lui partout et par tous les moyens. Et qu’il la harcelait avec des techniques de manipulation classique : ‘ je ne mange plus ‘, ‘ j’ai envie de me suicider’. »
Comme l’explique, toujours à La 27esima ora, Ilaria Boiano, avocate de Differenza Donna (l’organisation qui gère actuellement le numéro vert contre les violences 1522) : « La menace du suicide est une forme de violence subtile et systématique que beaucoup de femmes subissent. Celle-ci provoque un sentiment de culpabilité chez les victimes qui leur embrouille les idées, qui renverse les rôles. Ce sont elles qui se sentent coupables. Le chantage affectif du suicide a pour but de punir l’indépendance et la capacité de choisir des femmes. Dans le cas de Turetta (...) émerge la dynamique de possession, de contrôle, de privation de la liberté.»
L’insoutenable manque d’expérience
Les juges n’ont même pas retenu les sévices comme circonstance aggravante, comme cela avait été demandé par le Procureur en raison des 75 coups de couteau avec lesquels Turetta s’est déchaîné sur le corps de Giulia Cecchettin, parce que « le fait d’avoir asséné soixante-quinze coups de couteau n’est pas considéré, en ce qui concerne Turetta, comme une manière de s’acharner cruellement ou de mutiler la victime : comme on le voit dans l’enregistrement vidéo de la phase finale de l’homicide, l’accusé a agressé Giulia Cecchettin en la frappant d’une série de coups rapprochés, portés en succession rapide et avec une extrême célérité, presque à l’aveugle ».
Pour les juges, la manière dont Turetta a commis le crime, qu’ils reconnaissent comme étant « assurément atroce », ne résulte pas d’ « un choix délibéré de l’accusé, mais semblent plutôt être une conséquence du manque d’expérience et de l’incapacité de ce dernier. Turetta ne possédait ni les compétences ni l’expérience nécessaires pour infliger à la victime des coups plus efficaces, à même de provoquer la mort de la jeune femme de manière plus rapide et plus ‘propre’. Il a donc continué à frapper, dans une répétition furieuse et non ciblée des coups, jusqu’au moment où il s’est rendu compte que Giulia ‘n’était plus là’. »
C’est précisément le choix des mots utilisés par les magistrats – le « manque d’expérience » et l’ « incapacité » de Turetta, le manque de « compétences » et d’ « expérience » nécessaires pour tuer « de manière plus rapide et plus propre » - qui a suscité le plus d’indignation.
Ce sont des mots qui « ont ajouté de la douleur à la douleur, parce qu’on ne s’attend pas à de telles explications », a déclaré Gino Cecchettin, le père de Giulia, comme l’indique Padova Oggi. « Les mots doivent être utilisés avec justesse, parce qu’un seul mot suffit à faire la différence entre l’empathie et le détachement, entre la haine et l’amour, entre la paix et la guerre. »
Pour les juges, la manière dont Turetta a commis le crime, qu’ils reconnaissent comme étant « assurément atroce », ne résulte pas d’ « un choix délibéré de l’accusé, mais semblent plutôt être une conséquence du manque d’expérience et de l’incapacité de ce dernier. »
Selon la sénatrice Valeria Valente, membre du Parti démocratique, qui présidait la Commission d’enquête sur les féminicides et la violence de genre au Sénat lors de la dernière législature : « Il s’agit d’une évaluation qui est difficile à comprendre, et qui risque d’envoyer un message dangereux : à savoir que même la sauvagerie la plus brutale peut être minimisée. C’est un passage critique, qui a une incidence profonde sur la confiance des femmes en la justice et sur la perception collective de la violence masculine contre les femmes.»
D.i.Re, Donne in rete contro la violenza (Réseau de femmes contre la violence), le réseau national des centres contre les violences faites aux femmes, qui rassemble une centaine d’organisations de femmes qui gèrent des centres de prévention contre la violence et des centres d’accueil, a écrit sur Instagram : « Nous exprimons notre indignation et notre perplexité face aux motivations des circonstances atténuantes dans la décision de justice concernant Turetta. Pour le juge, combien de femmes aurait-il dû tuer pour être considéré comme expérimenté? Un jugement qui n’appelle pas d’autre commentaire. »

Une justice différente
Face à l’ « écart abyssal entre la signification juridique et le sens communément admis du terme ‘cruauté’ », The Period, média et start-up de communication féministe actif depuis 2019, écrit sur Instagram : « Chaque fois que nous nous réfugions dans la neutralité du droit, nous ignorons le fait qu’aujourd’hui encore, en tant que femmes, nous faisons l’objet d’exclusions, d’injustices, d’abus et de violences qui se manifestent aussi dans les décisions de justice et dans les salles d’audience. »
Et le collectif de The Period de poursuivre: « Si préméditer, faire des recherches sur Google comme dans un épisode de Criminal Minds, se déchaîner en donnant 75 coups de couteau à une femme libre (que l’on veut soumise) et s’enfuir pendant des jours ne relève pas de la cruauté, alors demandons-nous si nous n’aurions pas besoin d’une nouvelle jurisprudence, pour construire une alternative à l’ « état des choses existant », comme nous l’a si bien appris le féminisme ».
C’est la direction empruntée par le protocole souscrit le 5 mars dernier par le Procureur général de la République de la Cour d’appel de Naples et la coopérative sociale EVA, née en 1999 justement pour travailler sur la prévention et la lutte contre la violence masculine contre les femmes. La coopérative gère actuellement cinq centres de prévention et trois centres d’accueil (MedFemiNiswiya avait raconté son engagement pour la réinsertion professionnelle des femmes victimes de violence ici)
L’objet de l’accord est la création d’un Observatoire du district judiciare de Naples sur le phénomène de la violence de genre et sur la violence domestique. Il s’agit de la première initiative de ce genre en Italie, dont l’objectif est de donner vie à « un système intégré et efficace de protection des femmes et des mineur.e.s qui s’adressent à la justice, aux forces de l’ordre et aux services territoriaux, afin d’éviter la victimisation secondaire, de protéger les droits, d’agir sur la prévention du phénomène », comme l’explique une note du Parquet de Naples, qui compte également dans sa juridication les parquets et les tribunaux d’Avellino, Benevento, Naples Nord, Nola, Santa Maria Capua Vetere et Torre Annunziata.
L’Observatoire effectuera, entre autres, « une surveillance constante de la législation en vigueur, et de son application, la collecte et la diffusion de bonnes pratiques de modèles organisationnels et de méthodes de travail, l’échange et le développement de compétences spécifiques et la promotion de la formation pluridisciplinaire. »
« Par delà les fonctions de veille par rapport aux juridictions du district qui sont de notre ressort du point de vue légal », a commenté le Procureur général de la Cour d’appel, Aldo Policastro, qui a fortement voulu la signature de l’accord, « nous considérons comme stratégique la possible structuration d’une intervention systémique et globale passant par l’échange, la coopération, la formation des agents. »


























