Soixante-dix-sept ans après la fin de la dernière guerre mondiale et de ses dévastations, un conflit bouleverse à nouveau de manière féroce l'Europe, avec l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe. Poutine l’a qualifiée d’« opération militaire spéciale », affirmant vouloir « dénazifier et démilitariser » le pays et mettre fin à un « génocide » inexistant.
Alors qu'une colonne de véhicules militaires blindés de 65 kilomètres de long avançait sans discontinuer vers Kiev, les organisations de défense des droits de l'homme ont dénoncé l'utilisation de bombes à fragmentation et les attaques contre des cibles civiles dans plusieurs villes. Le 1er mars, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme a fait état de 136 victimes, dont 13 enfants, mais le bilan devrait s'alourdir rapidement.
« La première victime de la guerre est la vérité »
Au cours de la première semaine de la guerre, selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), près de neuf cent mille personnes ont fui vers la Roumanie, la Pologne, la Hongrie, la Moldavie et la Slovaquie, et le Haut Commissaire Filippo Grandi parle déjà du « plus grand exode en Europe depuis la guerre des Balkans ».
La condamnation de Poutine a été quasi unanime et les sanctions n'ont pas tardé à tomber. L'Allemagne a immédiatement suspendu l'activation du gazoduc Nord Stream 2 et a exclu les banques russes de Swift, le système de messagerie utilisé pour communiquer les paiements transfrontaliers. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, la France, l'Allemagne, l'Italie et la Commission européenne ont gelé les réserves en devises de la banque centrale russe, soit environ 630 milliards de dollars, excluant ainsi le pays du système financier international.
Mais en ces jours d'agitation et d'inquiétude, loin de frénésie des tables de négociation diplomatique, nous assistons également à la propagation de formes inquiétantes de « sanctions culturelles ». En Italie, par exemple, des recteurs d'université, des directeurs artistiques d'importants théâtres et festivals et des représentants d'institutions, désireux de prendre parti contre le conflit en Ukraine, ont annulé de nombreux événements avec des invités russes ou consacrés à la langue et à la culture russes.
« La première victime de la guerre est la vérité », a écrit Eschyle. Et pourtant, identifier un peuple et sa culture à la politique néfaste du gouvernement censé le représenter est, de toute évidence, un syllogisme encore tristement répandu, bien que qu’erroné, dangereux et résultant de vison obtuse et iconoclaste.
Je ne suis pas russophobe, mais...
"Nous n'avons pas besoin d'humilier Gergiev et Netbrenko pour nous sentir mieux", a écrit le philosophe Massimo Adinolfi à propos du licenciement par la Scala du célèbre chef d'orchestre, ami et soutien de longue date de Poutine, et du retrait de la scène de la célèbre soprano.
Peu après, le Festival européen de la photographie de Reggio Emilia a retiré son invitation à Alexandr Gronskij. Le photographe a déclaré qu'il n'en était pas fâché puisque toute sa peine va au peuple ukrainien. Il a récemment été arrêté lors d'une manifestation à Moscou.
Même le regretté Fiodor Dostoïevski s'est retrouvé dans le collimateur de la censure russophobe, "expulsé" de l'université Bicocca de Milan qui, dans une étrange forme de "poutinisme spéculaire", a annulé un cours qui lui était consacré par l'écrivain Paolo Nori.
La nouvelle a suscité les critiques d'intellectuels et de professeurs, enflammant les réseaux sociaux avec de lourdes accusations et moult caricatures sur cette situation absurde.
Tentant maladroitement de réparer les dégâts, l'université a repris contact avec Nori pour réhabiliter son cours à condition que des auteurs ukrainiens soient inclus dans le programme, mais l'écrivain a dignement décliné la proposition, décidant d'aller voir ailleurs.
« Etre un Russe vivant est une faute aujourd'hui, tout comme être un Russe mort qui de son vivant, en 1849, a été condamné à mort parce qu'il avait dit quelque chose d'interdit", a-t-il commenté sur Instagram. Ce qui se passe en Ukraine est une chose horrible et j'ai envie de pleurer rien qu'en y pensant, mais ce qui se passe en Italie est ridicule. Gronsky, Muratov (1), Dostoïevski sont des êtres humains même s'ils sont russes et c'est une phrase que je n'aurais jamais pensé devoir prononcer. Pour moi, c'est l'occasion de réaffirmer de toutes parts mon amour pour la culture russe, pour l'extraordinaire peuple russe qui n'est pas responsable de ce qui se passe. »
Une controverse similaire a enflammé le Teatro Rina e Gilberto Govi de Bolzaneto, à Gênes, dont le directeur artistique a récemment annulé le troisième festival international de musique et de littérature russes prévu dans les prochains jours. « Nous sommes conscients qu'être de nationalité russe ne signifie pas automatiquement être en faveur de la guerre, a-t-il déclaré dans un communiqué. Nous n’avons rien contre les Russes, mais nous sommes pour la paix. »ù
« Etre un Russe vivant est une faute aujourd'hui, tout comme être un Russe mort qui de son vivant, en 1849, a été condamné à mort parce qu'il avait dit quelque chose d'interdit. Ce qui se passe en Ukraine est une chose horrible et j'ai envie de pleurer rien qu'en y pensant, mais ce qui se passe en Italie est ridicule. »
La Société italienne des auteurs et éditeurs (SIAE) a également suspendu le paiement des droits d’auteurs aux membres russes jusqu'à la fin du conflit. « Nous tenons à souligner, a déclaré le président Giulio Rapetti Mogol dans une interview, qu'il ne s'agit pas d'une prise de position contre les auteurs et éditeurs russes qui n'ont aucune responsabilité par rapport à ce qui se passe, mais d'une action par laquelle nous voulons exprimer notre opposition à toute forme de guerre. »
Un geste qui ne tient toutefois pas compte des conséquences désastreuses qu’il aura sur la vie des nombreux artistes, compositeurs et compositrices qui essaient de toute leur force de survivre à une féroce dictature politique et culturelle.
Pendant ce temps, en Russie, ces derniers jours, des milliers de personnes sont descendus dans la rue dans une centaine de villes, tandis que la police arrêtait plus de 6000 manifestants, surtout à Moscou et Saint Pétersbourg.
Cela est la preuve qu’une grande partie de l’opinion publique est contraire à la guerre et que, comme dans tous les régimes, les citoyens n’ont aucun pouvoir pour influencer les décisions de ceux qui les gouvernent, encore moins pour s’opposer à celles-ci.

Qu’aujourd’hui, intellectuel.le.s et artistes soient systématiquement exclu.e.s, censuré.e.s et isolé.e.s., en représailles politiques, ne produit qu’effarement et indignation, risquant d’exacerber des manifestations d’intolérance, de discrimination et de racisme qui ne sont pas sans rappeler les moments les plus sombres du siècle dernier.
Que ces réactions proviennent de surcroit du monde de la culture dont la fonction devrait être précisément d’illuminer les esprits au lieu de les fermer, est encore plus préoccupant et grotesque.
Bref, pour reprendre les mots de Dostoevskij : une dangereuse et aberrante idiotie.