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Ma très chère,
Je suis là à t’écrire cette lettre. Mais qui suis-je ? Peu importe. C’est ce que je vais dire qui est le plus important. Je sais que tu es occupée en ce moment, occupée à rester vivante, à te préserver du feu toi, ainsi que tes enfants, ta famille, tes proches, ton peuple et ton pays occupé et démuni.
Des lettres nous sont parvenues de Palestine et beaucoup d’images qui se passent d’explications. Tout comme nous sont parvenus les bruits des bombardements continus sur le nord, le sud, l’est et l’ouest de l’enclave et sur votre chair et sur vos cœurs.
Ma très chère, les images des corps déchiquetés nous sont parvenues, les images du sang des mères, des pères, des enfants, des grands-parents, des petits-enfants sous les bombardements. Elles témoignent toutes de l’annihilation de l’humanité de celui qui bombarde et qui a traité les bombardés d’animaux humains. Et malgré cela, le monde, plus précisément ses dirigeants et ses leaders, n’a pas tressailli.
Mais, comme beaucoup d’autres, j’ai tremblé et je continuerai à trembler de colère devant cette oppression insupportable, tant que je serai en vie. Mais maintenant, pardonne-moi, ma voix ne suffira pas à arrêter les bombardements sionistes, de fabrication américaine.
Donc qui suis-je ? Ce n’est pas important. Mais ce qui peut l’être, c’est que je suis algérienne. Je viens d’un pays qui a connu la colonisation, la guerre de libération et qui a perdu un million et demi de martyrs. Pour cela, il était naturel pour nous d’étudier la cause palestinienne à l’école, que notre pays soutienne depuis le début la Palestine, non pas à cause d’une hostilité envers les Juifs comme certains le prétendent, mais parce que nous sommes contre la colonisation. Nous savons comment la colonisation remplace un peuple par un autre. Elle expulse le peuple colonisé, vole ses terres et s’approprie ce qu’elle veut de sa culture… La colonisation sépare simplement deux peuples et affirme la supériorité de l’un par rapport à l’autre. Le colonisateur ne rencontre pas le colonisé. Et si cela se produit, la rencontre se fait sous le signe de la violence.
Là où il y a colonisation, il y a un oppresseur et un opprimé. Le colonisateur civil a une vie acceptable tandis que le colonisé essaie seulement de rester en vie. Sa vie est toujours menacée par le colonisateur armé et par le colonisateur civil également. C’est pour cela que je répète, se dresser contre la colonisation ne vient pas d’une hostilité envers les Juifs mais d’un refus du colonisateur et de l’occupant. Toi, naturellement, tu sais cela et tu sais fort bien que l’unique religion de la colonisation, c’est l’oppression et le mépris.
Malgré cela, certains prétendent encore qu’Israël est un Etat comme tous les autres, que c’est la Terre du Retour promise aux Juifs par Dieu. Et de fait, ils furent nombreux à y revenir après 3000 ans. Comme c’est étrange d’entendre ce discours aujourd’hui dans la bouche de ceux qui professent la séparation de la religion et de l’Etat. Comme c’est bizarre qu’ils encouragent un Etat fondé sur le nationalisme religieux, le fantasme et la falsification de l’Histoire.
Si des groupes humains déclaraient des guerres pour s’approprier ce qui leur avait appartenu ou qu’ils croient avoir été à eux, commençons par rendre les Etats-Unis d’Amérique aux Amérindiens… Ou encore, réactivons les théories eugénistes et les idées de pureté de la race et interdisons les métissages entre les peuples… avec le danger évident que cela représente !
Partout dans le monde, il y a des milliers de Juifs qui dénoncent les crimes commis par Israël et demandent la liberté pour la Palestine. Ceux-là nous enseignent chaque jour la différence entre le judaïsme et le sionisme en tant que système basé sur l’emploi de la force et le racisme, qui a introduit l’idée de Terre du Retour vers la fin du XIXème siècle comme un sésame pour la colonisation. Ils nous apprennent quotidiennement aussi que tous les Juifs ne sont pas sionistes et tous les sionistes ne sont pas juifs.
Malgré cela, il y en a encore qui déclarent qu’Israël est un Etat pour les Juifs tout en prétendant depuis chez eux, en Occident, défendre la laïcité et l’Etat laïc. Dans cette situation, quelle est le destin des musulmans, des chrétiens, des athées et des je-ne-sais-quoi qui ne sont pas juifs et qui sont nombreux en Israël ? Et en fait, que signifie l’expression « le peuple juif » ? Est-ce qu’on parle ici de la relation ou de la parenté avec David, Moïse et Abraham par exemple ?
Cette pensée ne peut être caractérisée que d’une manière : elle est raciste. La pensée raciste doit être rejetée totalement, exactement de la même façon que l’on doit se défaire de la dualité des critères et des contradictions intellectuelles flagrantes. Par exemple, comment peut-on dénoncer des Etats qui ont des régimes politiques religieux intégristes comme l’Iran et l’Afghanistan et ne pas le faire quand il s’agit d’un nouvel Etat religieux – oppresseur, violent, colonisateur – et traitant de manière inégale jusqu’à ses propres citoyens, ou encore les hommes et les femmes ?
Comment peut-on dénoncer des Etats qui ont des régimes politiques religieux intégristes comme l’Iran et l’Afghanistan et ne pas le faire quand il s’agit d’un nouvel Etat religieux oppresseur
Ma très chère, j’ai été élevée et j’ai grandi en Algérie avec cette devise : « Avec la Palestine, qu’elle soit oppresseur ou opprimée » J’entendais cela autour de moi, venant de mes proches, de mes voisins, du peuple algérien dans sa totalité et d’autres peuples environnants. J’étais petite et je me demandais : Pourquoi serions-nous avec la Palestine si elle opprimait ? J’ai appris par la suite que lorsque le colonisé se défend, il est considéré comme un oppresseur par les colonisateurs, et que cela avait donc nécessité l’ajout de la caractérisation d’ « oppresseur ».
J’ai grandi dans une région où prolifèrent les proverbes exprimant haine et malédiction des Juifs. Je ne comprenais pas cette haine alors que je prenais plaisir à écouter les chanteurs algériens juifs et que j’étais fascinée par la culture juive comme je l’étais par les autres cultures. J’ai aussi entendu des dictons exprimant la haine des athées, et dans d’autres régions, la haine et la malédiction des musulmans… J’ai alors appris à ne détester personne à cause de ses origines ou de ses croyances.
Lorsque j’ai étudié l’Histoire, j’ai été choquée par les génocides vécus par les Juifs en Europe, il y a de cela moins d’un siècle. J’ai appris aussi que l’Amérique ne les avait pas acceptés comme réfugiés. Je fus ébahie par le fait que de nombreux pays européens aient entrepris de torturer et exterminer une partie de leurs populations.
A partir de là, je me demande aujourd’hui que je suis adulte, comment en vérité l’Europe et les Etats-Unis soutiennent l’extermination des Palestiniens et des Palestiniennes ? Ne voient-ils donc pas que ce qui est commis n’est que la répétition de ce que leurs propres mains ont fait à une époque pas si lointaine ?
Ma très chère, j’ai appris qu’il nous faut lutter pour ancrer les idées de justice, de liberté, de droits fondamentaux et humains. Cela ne concerne pas un peuple en particulier, mais tous les peuples. Et pour que ces idées aient un sens, il faut qu’elles soient appliquées dans la réalité, sans discrimination. Si nous ne les définissons pas avec précision, que nous ne les nommons pas et n’exigeons pas leur application, elles seront utilisées pour justifier l’injustice, l’emprisonnement, l’oppression et l’inhumanité.
Pardonne-moi ma très chère, j’ai donné libre cours à mon écriture sur l’Histoire, le fantasme, la vérité et le mensonge… dans l’espoir que quelque chose parvienne à des oreilles attentives. Mais je ne t’ai pas encore demandé, comment vas-tu alors que tu ne trouves pas d’endroit sûr pour demeurer à l’abri de l’armée qui vous bombarde partout, y compris dans les hôpitaux ? Comment vas-tu dans un endroit d’où les médecins ont lancé un cri à la face du monde dans une « Lettre au monde entier… Ce qui se passe maintenant à Gaza est un génocide, ce qui se passe maintenant dans le monde est un génocide ! »
Entre une mort en martyr et une autre, j’ai essayé d’imprimer dans mon esprit les sourires des innocents avant qu’ils soient exterminés. Mon esprit n’a pas voulu réaliser qu’ils ont vraiment été tués. Le beau Youssef…un petit garçon à la figure pâle et aux cheveux bouclés. Comment l’oublierai-je ? Comment oublier sa mère qui était allée lui chercher des tomates chez sa voisine parce que Youssef avait faim. Elle est revenue vers lui mais lui n’est jamais revenu vers elle. Et le sourire du journaliste Lotfi Sarraj, comment l’oublier ?
Nous nouons des relations avec chaque Gazaoui, homme ou femme, qui nous rapporte à l’écran ce qui se passe. Ils nous parlent tous les jours et nous voyons comme ils perdent du poids, chaque jour davantage. Et avec cela, ils sont debout devant nous, ils résistent, ils continuent leur travail et nous prions pour que leurs noms ne viennent pas s’ajouter à la liste des martyrs… Même si nous savons que nous allons lire le nom de l’un d’entre eux sur cette liste le lendemain.
Heba, pour conclure, il faut que je te dise que tes peintures m’ont enchantée. Moi aussi, j’aime peindre. Je suis comme toi, j’adore les tableaux où apparaissent des femmes portant le costume palestinien et le chèche… J’aime tes tableaux de Gaza et al-Qods [Jérusalem] et l’agencement des couleurs dans tes œuvres. J’aime comme tu ajoutes les plantes, l’olivier, l’oranger, le figuier de barbarie, et les disperses dans le paysage peint… J’aime particulièrement ton tableau représentant une femme avec une chatte grise, que tu as intitulé « Moi et ma chatte ».
Ma très chère, comme j’ai espéré que réussissent tes tentatives de rester en vie. Mais tu as été prise en traître par la mort. Sache seulement que nous avons vu tes tableaux, nous les avons aimés et nous t’avons aimée. On dit qu’ils ont brûlé lors des bombardements, mais nous les avons sauvegardés à partir de ta page.
A toi, chère Palestinienne célèbre prise en traître sous un bombardement de provenance bien connue. A toi, Heba Zaqout, artiste peintre palestinienne, tuée à 39 ans sous les violents bombardements israéliens, avec tes enfants Adam et Mahmoud, vendredi 13 octobre 2023.
Wiame Awres