Fatiha Charbatli a passé une mammographie en juillet 2018 dans la ville d’Antequera, située dans la région d’Andalousie (Sud de l’Espagne), dans le cadre du programme public de dépistage du cancer du sein. Le rapport médical a indiqué des résultats négatifs: « Étude sans constat. Vous serez convoquée de nouveau pour un examen mammographique dans 2 ans. » Un an plus tard, en juillet 2019, elle profite d’une autre échographie pour demander que l’on vérifie également sa poitrine. « J’ai dit à la docteure : je sens une boule qui grandit dans mon sein gauche », raconte-t-elle. Le médecin a consulté le rapport de 2018 et lui a dit que l’on pouvait déjà y observer « un petit foyer de microcalcifications d’aspect suspect ». Fatiha a passé plus d’un an sans savoir qu’il y avait un signe potentiel de cancer dans son sein. « Si ce n’avait pas été cette coïncidence — cet autre rendez-vous médical — peut-être que je ne serais pas en train de raconter ce qui m’est arrivé », souffle-t-elle.
En août, on lui a pratiqué d’autres examens et le même mois on lui a confirmé un cancer du sein avec un carcinome de grade 2 (sur 3). Le 20 septembre, on lui a pratiqué une mastectomie complète. « On a dû m’enlever tout le sein, il ne restait plus que la peau, relate-t-elle. J’ai très mal vécu ça. Je me suis isolée, je ne voulais rien savoir. Je me suis totalement effondrée ». « On aurait pu m’enlever la petite boule graisseuse à l’époque, mais en laissant passer un an elle était devenue maligne », déplore-t-elle.
À cela s’ajoute que l’opération ultérieure de reconstruction mammaire n’a pas bien réussi. « Mon sein est resté très abîmé. Le muscle est resté pris dans la partie supérieure, dénonce-t-elle. On m’a laissée horrible. Et on m’a dit : on ne peut plus rien faire. Comme si c’était de ma faute ! ». « Je n’aimais même pas me regarder dans le miroir, ni regarder qui que ce soit. Je n’allais pas bien, je n’étais plus moi-même », confie-t-elle.
Des centaines de diagnostics incorrectes ou en retard
Son histoire ressemble à celle de centaines de femmes en Andalousie. Elle est antérieure à celles qui ont porté plainte ces derniers jours. Elles ont dénoncé que le système de santé régional ne les avait pas informées à temps de leur état de santé. Cette affaire a ébranlé tout le pays: les femmes ont protesté dans les rues à plusieurs reprises et des dizaines de procédures judiciaires sont en cours. Pour beaucoup, il s’agit d’un problème structurel, lié à des années de privatisation de la santé.
À Guadalupe Zafra, 51 ans, les résultats de sa mammographie n’ont pas été communiqués comme il se doit. L’examen a été réalisé le 3 juin 2025 et on lui a dit qu’on la tiendrait informée dans dix ou quinze jours et que si personne ne la contactait, cela signifiait que tout allait bien. Et elle le pensait jusqu’au 5 octobre où, après avoir appris par les informations le cas des femmes affectées, elle s’est rappelée qu’elle pouvait consulter ses résultats en ligne . « Et quelle fut ma surprise ? Qu’il y avait bien des anomalies au sein gauche », témoigne-t-elle. Le rapport, que nous avons pu consulter, indique : « Anomalies qui recommandent d’élargir l’étude ».
Le document n’est pas signé, et à la place du nom du radiologue figure « radiologue non disponible ». « Alors, qui est responsable ? », s’interroge Zafra. Elle a déposé une réclamation et par la suite on lui a pratiqué plusieurs examens. Heureusement, rien n’a été trouvé.

Une crise politico-sanitaire
La crise en Andalousie a éclaté le 28 septembre 2025, lorsqu’une radio locale a rapporté que des femmes ayant passé une mammographie dans le cadre du programme de dépistage du cancer du sein avaient subi des retards de plusieurs mois dans leur diagnostic. C’est l’Association des Femmes Atteintes d’un Cancer du Sein (AMAMA) à Séville qui a alerté sur la situation.
Quelques jours plus tard, le gouvernement andalou, dirigé par Juan Manuel Moreno, du parti de droite Partido Popular (dont la continuité est remise en question aux prochaines élections régionales de juin 2026), a reconnu de graves retards, allant même jusqu'à deux ans, dans la détection du cancer du sein. Il convient de noter que la gestion de la santé en Espagne dépend de chaque région autonome.
Pendant cette période ont démissionné l’ancienne conseillère à la Santé, Rocío Hernández, ainsi que deux hauts responsables de l’hôpital Virgen del Rocío de Séville, où, selon le gouvernement andalou, se concentrerait 90 % des retards. Le gouvernement a annoncé un plan d’urgence, selon lequel les femmes affectées seraient contactées pour compléter leurs examens avant le 30 novembre.
Le programme de dépistage précoce du cancer du sein en Andalousie consiste en des mammographies tous les deux ans pour les femmes âgées de 50 à 69 ans. La mammographie peut donner trois résultats : négatif, positif ou résultats non concluants. En cas de résultat négatif, la patiente doit revenir pour une mammographie dans deux ans. En cas de résultat positif, elle est orientée vers les services d’oncologie, et en cas de résultats non concluants, elle doit subir un second examen. Les femmes qui n’ont pas été informées se trouvaient dans ce dernier cas. Dans le cas de Fatiha Charbatli, toutefois, son rapport de 2018 lui avait donné un résultat négatif. D’après le Conseil de Santé andalou, l’interprétation des mammographies est réalisée par deux radiologues pour atteindre une «meilleure sensibilité ».
La société civile dénonce
Mais combien de femmes n’ont pas été informées du résultat non concluant de leur mammographies ? La présidente d’AMAMA, Ángela Claverol, a affirmé qu’il y avait 20 000 femmes qui n’avaient pas été notifiées. Un chiffre bien plus élevé que celui du Conseil de Santé, qui a indiqué que 2 317 femmes étaient concernées. Medfeminiswiya a demandé à Ángela Claverol comment elle avait calculé ce chiffre et elle a répondu qu’il s’agissait d’une « approximation ». Elle a précisé que l’association reçoit « plus de 80 appels et courriels par jour » de femmes de toutes les provinces andalouses dénonçant leur situation. Elle a également dénoncé qu’au moins trois femmes sont décédées à cause du retard de leurs diagnostics.
« Nous voulons mourir de vieillesse, pas du cancer », a scandé Ángela Claverol lors de la manifestation massive du 26 octobre. AMAMA a également signalé — et demandé au Ministère public d’enquêter — des cas supposés « d’effacement et de manipulation » des examens dans les plateformes d’information en ligne du système de santé andalou. Ángela Claverol a assuré qu’elles ont reçu beaucoup de plaintes d’utilisatrices signalant que leurs examens avaient été « effacés » des plateformes et que, dans certains rapports, le terme « lésion suspecte » avait été remplacé par « probablement bénin ». Le nom des radiologues ayant signé ces rapports a également été supprimé.
Diagnostic précoce et accompagnement psychologique: clés de la survie des patientes
Le diagnostic précoce est fondamental pour la santé des femmes. « Les programmes de dépistage et de diagnostic précoce constituent un pilier essentiel dans la lutte contre le cancer du sein. Retarder les résultats de ces examens compromet la santé des femmes et génère une situation d’incertitude émotionnelle et clinique qu’aucune patiente ne devrait vivre », a déclaré la Fédération Espagnole du Cancer du Sein.
Une étude publiée en 2020 a montré que les retards de chirurgie de 8 à 12 semaines augmentent le risque de décès de 17 à 26 % dans le cancer du sein, respectivement. On estime qu’en Espagne plus de 37 000 nouveaux cas de cancer du sein seront diagnostiqués en 2025, selon la Société Espagnole d’Oncologie Médicale.
Le diagnostic de cette maladie « bouleverse la vie de la personne » concernée, assure Antonio Domínguez Luque, psychologue de l’Association Antequera pour les Femmes Mastectomisées. « Les premiers symptômes sont la dépression, l’anxiété et, surtout, des pics de stress très élevés dus à la peur de l’incertitude », affirme-t-il.
Selon le spécialiste, il est fondamental d’entamer un accompagnement psychologique dès le premier moment. « Sinon, nous courons le risque que les symptômes s’installent », avertit-il. « On peut dire que la guérison c’est 50 % le traitement médical et 50 % le traitement psychologique », ajoute-t-il. Et la crise des dépistages ne fait qu’aggraver la situation.
Un problème structurel qui remonte à plusieurs années
Pour les organisations féministes, toute cette crise reflète une défaillance structurelle : la privatisation du système de santé public. Selon le dernier rapport de la Fédération des Associations pour la Défense de la Santé Publique (FADSP), l’Andalousie est la région qui a le plus expérimenté l’ augmentation de la privatisation entre 2019 et 2024 (32,4 %).
De plus, les listes d’attente sanitaires en Andalousie figurent parmi les plus longues du pays. En 2024, seulement 14,4 % des personnes demandant un rendez-vous en soins primaires étaient reçues dans les 48 premières heures, alors que la moyenne nationale était de 22,2 %. En décembre 2024, le temps moyen d’attente pour une consultation spécialisée était de 150 jours, selon la fédération, et le temps moyen d’attente pour une intervention chirurgicale non urgente était de 176 jours. Guadalupe Zafra dénonce le manque de personnel: « Ils démantèlent le système de santé public de manière très discrète. Ici il ne s’agit ni de gauche, ni de droite, ni du centre, il s’agit de vies humaines. »
Une investigation du journal El País a révélé il y a quelques jours que les responsables de l’hôpital Virgen del Rocío avaient donné l’ordre en 2022 de ne pas notifier les patientes ayant des mammographies douteuses parce qu’ils attendaient qu’un nouveau logiciel — géré par une entreprise japonaise — le fasse.
AMAMA a assuré qu’elle déposera plus de 150 plaintes individuelles contre le Service Andalou de Santé, et qu’elle ne présentera pas une action collective, comme elle l’avait dit auparavant, pour les défaillances du programme de dépistage. La plupart des cas remontent à 2021 et 2022 et se trouvent dans toutes les provinces andalouses.
Cet article a été réalisé grâce au soutien de l'AGEE - Alliance for Gender Equality in Europe.


























