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Crédit photo de l'image de couverture: Sur la route qui traverse la pinède de Castel Fusano, entre Rome et Ostia. Crédits : Enrico Brunetti.
Federica Araco et Nathalie Galesne
La vieille chaise en plastique écaillé au milieu d’un menu fretin d’objets délabrés et de déchets éparses est vide. La prostituée qui s’y expose habituellement est sans doute affairée avec un client, dans sa voiture ou retranchée dans la pinède. Si sa chaise est renversée à terre cela signifie qu’elle n’a pas encore commencé son « pénible labeur ». Sur cette route de quelques kilomètres seulement, qui relie la via Cristoforo Colombo, une des artères principales de Rome, à la mer d’Ostia, la plupart des femmes qui se prostituent viennent du Nigéria. Comment se sont-elles retrouvées sur ces piètres terre-plein à appâter le client ?
Autrefois, la route la plus fréquentée par les prostituées à Rome était la via Salaria, mais les collisions, les accidents quotidiens et les contrôles de la police toujours plus intenses ont poussé de nombreuses femmes à se déplacer sur des routes semi-rurales, dans des zones industrielles désaffectées, ou encore le long des rues où les clients peuvent s’arrêter plus facilement : au sud de la capitale, sur via Cristoforo Colombo, viale Guglielmo Marconi, via Laurentina ; dans le nord, elles arpentent les artères de Torre di Quinto et via della Marcigliana, tandis qu’à l’est de la ville elles travaillent dans des barraques, ou sur des matelas de fortune dissimulés dans les renfoncements de via Longoni et via Severini. Sur ces voies s’exerce une rotation constante dont l’intensité est fluctuante selon les saisons.
Les données de la traite
Mais éloignons-nous un instant de Rome afin de mieux comprendre comment la prostitution s’inscrit dans un contexte international plus ample. En 2021, les femmes et les filles représentaient 56,2% du nombre total des victimes de la traite, dont la plus grande partie devait être engloutie dans le circuit de la prostitution (1).
Selon une analyse conduite par le Département d’Etat des Etats-Unis, parmi les 185 pays étudiés sur la bonne application de la Convention de Palerme adoptée en 2000 pour prémunir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, seuls 28 pays auraient mis en acte des outils efficaces pour la combattre. En Europe, la Belgique, l’Espagne, l’Autriche, la Grande Bretagne, la Suède et la France font figures de bons élèves. A l’inverse, l’Italie se situe à un niveau plus bas, à l’instar de l’Albanie, du Bangladesh, de la Côte d’Ivoire, du Nigéria, de Malte, Chypre, du Mozambique et du Maroc (2).
L’exploitation sexuelle des personnes dans la péninsule ne concerne pas les citoyennes italiennes : « dans notre pays, note Anna Rita Calabrò dans son étude "Le corps marchandisé des femmes", lorsque l’on parle d’exploitation sexuelle, on se réfère à des femmes étrangères, communautaires ou extra-communautaires. La prostitution dans les rues est aux mains de ceux qui organisent l’exploitation forcée et ne concerne pas les femmes (sinon en moindre proportion, environ 2%) qui décident de vendre librement leur corps. » (3).
Rome : le projet Roxanne
Généralement, il est impossible d’obtenir le témoignage direct des principales intéressées. Peur, honte, maltraitance, traumatismes insurmontables hantent les femmes piégées par le système de la traite, les empêchant de se raconter. Le récit des travailleuses et des travailleurs sociaux en contact étroit avec elles est donc indispensable pour mieux appréhender leur réalité.
La capitale italienne dispose d’un ensemble de données statistiquement solides grâce à un service spécifique de cartographie et du suivi permanent proposé par la douzaine de structures qui adhèrent au Projet Roxanne créé et soutenu par la municipalité. « Il y a un numéro vert national anti-traite et nous organisons 40 sorties dans la rue chaque mois. Ces unités mobiles essaient de créer une relation directe avec ces femmes en les informant des services socio-sanitaires disponibles sur le territoire et en leur offrant la possibilité de suivre un parcours pour quitter la rue » explique Germana Cesarano, psychologue qui coordonne depuis une vingtaine d’années les activités de la coopérative Magliana 80, impliquée dans le Projet. « Notre structure a aussi une équipe de 10 personnes qui gèrent le refuge 18h/24, 365 jours par an, souligne-t-elle. Dans les foyers d’accueil comme le nôtre, il est possible de séjourner sous protection de 6 à 10 mois. »
Pour la thérapeute, le plus dur est de savoir écouter « l’histoire de ces personnes qui arrivent avec une charge de douleur et de désespoir immense. Le contact avec ce monde est dévastateur. Celles qui en font partie sont considérées comme de simples morceaux de viande. Exposées à des dangers gravissimes, elles vivent dans une dégradation extrême et dans l'invisibilité la plus complète. »
Les prostituées ne sont pas objectivées uniquement par ceux qui les exploitent. Les clients aussi participent pleinement à la marchandisation de leur corps. Un tour sur le site Gnoccaforum.co.uk est particulièrement édifiant : des hommes y commentent de manières extrêmement avilissante le physique et les prestations des filles, photos à l’appui, en indiquant aussi leur emplacement géographique dans la ville.
Femmes et filles nigérianes : les principales victimes de la traite
Actuellement, des femmes de 35 nationalités se prostituent à Rome : 40% sont nigérianes et environ la même proportion est roumaine. Les 20% restants sont albanaises, argentines, brésiliennes, bulgares, camerounaises, colombiennes, géorgiennes, ghanéennes, macédoniennes, moldaves, polonaises, russes, vénézuéliennes, péruviennes...
« La traite d’êtres humains est la forme la plus importante d’esclavage moderne au Nigéria (...) et concerne essentiellement la traite des femmes et des filles, soulignent les universitaires Kokunre Agbontaen-Eghafona, Abieyuwa Ohonba et Amen Edith Ileybare. Selon le Rapport du Département d’Etat des Etats-Unis (2019) sur la traite des personnes, les femmes et les filles nigérianes sont victimes de la prostitution forcée dans toute l’Europe, en majorité vers l’Italie... » (4)
Une réalité pourtant niée par le gouvernement nigérian jusqu’à la fin des années 1990.
Au début de cette décennie, les premières femmes nigérianes travaillant dans la rue étaient réunies en groupes où la hiérarchie était évidente : il y avait une maman, généralement plus âgée, qui coordonnait leurs activités. Aujourd'hui, ces groupes ont éclaté, les filles travaillent principalement par deux, contrôlées par la micro criminalité nigériane dont les ramifications s’étendent du Nigéria à l’Europe.
« Elles ont une peur bleue de nous parler parce qu’elles sont étroitement surveillées par les GPS et les téléphones portables qui les contrôlent. Et pourtant celles qui partent pour l’Europe sont souvent conscientes qu'elles s’y prostitueront, précise Germana Cesarano, mais elles n'ont aucune idée des conditions dans lesquelles elles seront forcées de vivre ni du fait qu'il s'agit d'un travail à la chaîne qui les expose à de terribles risques. En fait, elles ont toutes été trompées par des individus - hommes et femmes - portant de grosses lunettes en or, des sacs à main Gucci, des vêtements de marque, qui leur ont promis de l'argent facile. »
Connaître la situation socio-économique et culturelle ainsi que le vécu des femmes et des filles esclavagisées est essentiel. Des assistant.e.s sociaux, psychologues, éducateur.ice.s, avocat.e.s et chercheur.e.s universitaires d’Italie, Hollande, Nigéria se sont attelés à cette tâche au sein du projet In.C.I.P.I.T., recueillant les précieux témoignages de personnes qui ont accepté de raconter leur terrible périple du Nigéria à l’Italie (5).
Les histoires de Nabilah, Khamisa, Taira, Denise, Bella, Tina, Shakira, Faith... ont en commun de nombreux points : leur enfance et leur adolescence ont été marquées par l’instabilité et la précarité économique, souvent en raison de l'absence d'une, voire des deux figures parentales. Confiées à une tante ou une grand-mère, elles ont dû interrompre précocement leurs études, très peu d’entre elles ont fini les années du collège : « Au Nigeria, il existe des contextes où la polygamie est encore répandue ..., et souvent c’est à la femme que revient la charge du foyer... Cette condition fragilise la situation familiale, ou plus précisément celle des différents noyaux familiaux, d’un point de vue économique mais surtout affectif et relationnel, observe Maria Rosa Impalà, coordinatrice du projet In.C.I.P.I.T (6). Les familles élargies (avec le nouveau partenaire d’un des deux parents) et la violence psychologique deviennent des facteurs d’expulsion – et donc de marginalisation – qui finissent par rendre inévitable la recherche de solutions alternatives englobant souvent l’expatriation. »
Ce qui suit relèvent d’un même scénario : la rencontre avec « une maman », ou « boga », sur les lieux de travail ou de formation des jeunes filles : écoles, centres esthétiques, beauty shop, marchés et commerces. Une fois recrutées les jeunes filles se plient au rite du juju, une sorte de cérémonie (7) au cours de laquelle elles jurent de rembourser leur dette aux criminel.le.s qui organisent leur voyage. Enfreindre ce pacte les exposerait, elles et leurs familles, à d’atroces souffrances pouvant conduire jusqu’à la mort. Elles sont ensuite propulsées sur des routes migratoires menant jusqu’en Libye, semées d’imprévus et de dangers de toutes sortes (trafiquants, milices, gardes-frontières). Après la traversée du désert, les principales villes-frontières où les jeunes femmes font des étapes, parfois de plusieurs mois, sont EL-Gatrun, Sabha, Tripoli, Sabrata et Zawia.
Cette odyssée, qui peut durer plusieurs années, est une expérience traumatique où elles sont d’emblée exploitées sexuellement. En effet, ces jeunes femmes sont utilisées comme monnaie d’échange auprès des passeurs et commencent à travailler dans des « Connection houses » libyennes (bordels) pour rembourser la dette contractée en amont et payer la traversée de la Méditerranée, qui leur avait été pourtant garantie. Au gré des différentes étapes, leur dette ne cesse de s’alourdir. C’est cette somme qu’elles continueront de restituer une fois rendues en Italie.
La prostitution, un business juteux au cœur de l’Europe
L’exploitation sexuelle n’est pas seulement un fléau africain, c’est aussi un marché juteux qui s’organise au cœur même de l’Europe, de la Roumanie à l’Italie. Remontons le temps avec l'arrestation de Babboi en 1996. Le boss roumain de la prostitution forçait alors une centaine de ses compatriotes à se prostituer dans les stations-service du sud de Rome, avec un chiffre d'affaires de 30 à 40 000 euros par mois. Les femmes qui tentaient de se rebeller subissaient toutes sortes de violences physiques et psychologiques. Surnommé "le proxénète de Craiova", il dirigeait une quarantaine “d’emplacements” et était connecté à une organisation criminelle implantée dans de nombreux pays européens qui parvenait à convaincre les jeunes filles d’émigrer en Italie en leur promettant emploi, logement et gains faciles.
Aujourd’hui, les prostituées roumaines sont souvent trompées et exploitées par leurs compagnons, des "lover boys" qui prétendent être amoureux d'elles et les convainquent de vendre leur corps. En réalité, ces hommes ont des relations avec 4 ou 5 femmes en même temps et promettent à chacune d’elles un amour éternel. Dans la plupart des cas, ils ne sont dénoncés par les victimes que lorsque celles-ci se rendent compte d’avoir été grugées.
La nouvelle prostitution INDOOR
« Jusqu'au milieu des années 2000, les femmes travaillaient dans la rue un maximum de 5 à 6 ans. A partir de 2010, cette durée est passée à 3 ans, tandis qu'une étude récente indique qu’elle est actuellement d’un an. Cette diminution est due aux conditions massacrantes qu’endurent les personnes qui se livrent à la prostitution, mais également à l'efficacité croissante des services sociaux pour les en libérer », explique Francesco Carchedi, professeur de sociologie à l'université La Sapienza de Rome.
Néanmoins, ces données indiquent que la prostitution s'organise désormais de plus en plus sur le grand boulevard des réseaux sociaux et en lieux clos. Depuis le début des années 2000, en effet, les sites d'annonces en ligne se sont multipliés pour proposer les services sexuels d'escortes pour un chiffre d'affaires estimé aujourd'hui à 50 millions d'euros par an (8). La pandémie a également entraîné une nouvelle baisse du nombre global de présences dans la rue : en juin 2024, l'estimation est de 1/3 de moins qu'il y a 7 ans. Une recherche menée par le professeur Carchedi a enfin révélé que la capitale compte environ 1500 prostituées chinoises contraintes de travailler dans plus de 600 appartements, 80 salons de massage et une dizaine de clubs privés. Mais l'exercice « indoor » comporte des risques souvent pires que ceux rencontrés dans la rue. De fait, en lieux clos, il n'est pas possible de dire non aux caprices des clients et le tam tam de la rue entre prostituées, garantissant un minimum de protection mutuelle, n'existe plus.
En définitive, à l'extérieur ou entre quatre murs, la prostitution n'est que rarement un choix délibéré. Le plus souvent, c’est le fruit d'une violence sexiste systémique inscrite dans l'ordre patriarcal qui, depuis des siècles, légitime la domination sur le corps de la femme et génère différentes formes de prédation.
Notes :
Anna Rita Calabrò, « Il corpo mercificato delle donne », in Donne Gravemente sfrutate... Rapporto 2024, ed. Slaves no more, p.164
op. cit, p. 165
op. cit, p. 166
Kokunre Agbontaen-Eghafona, Abieyuwa Ohonba et Amen Edith Ileybare, « Una ricercar sulla schiavitù moderna in Nigeria », p. 356 in Doppio Sguardo. La tratta delle donne nigeriane per sfruttalento sessuale attraverso i dati dei servizi sociali dedicati della Regione Calabria, Sous la direction de Akinyinka Akinyoade, Francesco Carchedi, Marina Galati, Maria Rosa Impalà, Magiori Editore
op. cit
Maria Rosa Impalà, « Le aree e il contesto di provenienza », p.p. 135, 136 in Doppio Sguardo…
Les rites vaudou et juju sont des cultes africains ancestraux empreints de religion chrétienne. Les sacerdotes-guérisseurs traditionnels peuvent pratiquer le juju aussi bien à des fins bénéfiques que maléfiques. Ils jouent un rôle clé dans le recrutement des filles embringuer dans le circuit de la traite. Ce phénomène est tellement répandu que l’actuel chef spirituel de Benin City, Oba Eware II, a prononcé en 2018 un édit (Edit d’Olba) annulant tous les rites juju liés à la traite et au commerce sexuel des Nigérianes.
Francesco Carchedi, « Recluse in casa. Povertà economica, ricorso alla prostituzione tramite internet, sfruttamento sessuale. Il caso di quattro comunità straniere del Lazio», p. 55, Maggioli Editore, 2021.
*Le reportage photographique qui accompagne cet article a été réalisé par Enrico Brunetti
Cette Enquête a été réalisée grâce au soutien du Bureau de Tunis de la Fondation Rosa Luxembourg.