L’archipel des Eoliennes conserve un patrimoine oral très riche composé de récits mettant en scène événements et personnages extraordinaires, tout particulièrement à Alicudi, la plus éloignée des sept îles qui le composent.
Ses "coupeurs" de trombes d'eau sont célèbres. Grâce à une formule magique et à des gestes précis, ils parviennent à transformer de dangereuses tornades en d'inoffensifs fils d'air. Les bateaux de pêche ne prennent jamais la mer sans un coupeur à bord pour assurer la sécurité de l'équipage.
Mais l'île est surtout connue pour ses histoires de femmes volantes et d’autres personnages féminins extraordinaires tels que les majare, des sorcières capables de se transformer en corbeaux après s'être enduites de pommade et capables de rejoindre Palerme ou l'Afrique en volant dans les airs, en chevauchant des nuages ou en sillonnant le ciel sur des bateaux volés aux pêcheurs. Nombreuses sont celles qui survolent leurs maris pendant leurs pêches nocturnes pour faciliter leur travail et assurer leur retour. Lors de leurs rassemblements sur les différentes îles de l'archipel, elles font bruyamment la fête autour de tables richement garnies. Les anciens de la région racontent qu'ils y ont participé au moins une fois dans leur vie sans toutefois jamais pouvoir se plaindre de la nourriture et des boissons par crainte de leurs réactions violentes.
D'autres affirment les avoir vues se transformer en oiseaux après s'être aspergées de mystérieux onguents et avoir plongé leurs pieds dans un bol d'eau en récitant de mystérieuses litanies.
Les majares éoliennes aiment l'excès et la frénésie, elles chantent, dansent, glissent frénétiquement sur les pentes abruptes des volcans, se transforment en nuages et en vent, provoquent des tempêtes et sont très redoutées pour leurs terribles malédictions.
États de conscience altérés
Une hypothèse récente attribue la cause de ces visions extraordinaires à la consommation de produits cuits avec du seigle infesté de claviceps purpurea (ou ergot), un champignon parasite qui génère de petites protubérances noires en forme de corne à l'extrémité des épis. Le seigle qui en est infecté, appelé "ergot", possède de puissantes propriétés psychédéliques. C'est pourquoi le scientifique Albert Hoffman l'a utilisé dans ses recherches sur le LSD, l'un des hallucinogènes les plus puissants connus à ce jour.
Entre 1902 et 1905, une famine particulièrement sévère a frappé l'île et la population a consommé du seigle en grande quantité sans en connaître les effets et sans se soucier de la faim.
De nombreux récits racontent que des délicatesses exquises étaient servies lors des festivals de sorcières, peut-être pour exorciser le manque chronique de nourriture à cette époque.
Les habitants d’Alicudi connaîtraient donc, sans le savoir, des états de conscience altérés et les récits magiques qui en résulteraient seraient une tentative de normaliser ces hallucinations autrement inexplicables et effrayantes.
Le documentaire "L'isola analogica" (2007) du réalisateur Francesco Giuseppe Raganato recueille les témoignages des habitants d'Alicudi, disponible ici en version intégrale avec sous-titres anglais.
Hypothèses mystérieuses
Il est toutefois surprenant qu'un patrimoine oral aussi riche et détaillé soit apparu en si peu de temps, et certains chercheurs spéculent sur une utilisation rituelle de la plante.

Les sorcières ayant toujours été des connaisseuses de feuilles et de fruits aux pouvoirs magiques, il n'est pas exclu qu’elles connaissaient les effets de l'ergot et l'utilisaient délibérément dans leurs rituels, il s’agirait alors d’un possible héritage de pratiques spirituelles plus anciennes.
Claviceps purpurea était d'ailleurs largement utilisée dans les cultes grecs en honneur de Déméter et de Perséphone, les Mystères d’Eleusis, qui permettaient d'accéder à une dimension divine par le biais d'une boisson contenant probablement des pavots à opium, souvent présents avec des épis de maïs et des champignons psychotropes auprès des deux déesses.
Les majares pourraient donc être les dépositaires d'un savoir mystérieux millénaire, héritières des nymphes, des divines bacchantes, d'Artémis, d'Hécate, de Déméter et de Perséphone.
La question des femmes
Selon l'anthropologue et experte en contes de fées Macrina Marilena Maffei, les errances agitées des sorcières volantes représentent une vision transfigurée du désir féminin d'échapper au contexte étroit et limitatif imposé par une société paysanne dominée par les hommes. Les quelques mille contes de la tradition éolienne qu'elle a recueillis en près de trente ans de recherches sur le terrain suggèrent une échappatoire aux règles patriarcales rigides qui ne laissaient aux femmes aucune liberté de mouvement et un stratagème pour surmonter l'exaspérant isolement géographique, au moins avec l'imagination.
Séduisantes et malicieuses, ces figures d'un autre monde circulent nues dans un contexte où les femmes ont toujours été strictement couvertes, explique Maffei, précisant que leur trait distinctif était la beauté qui conférait une touche d'érotisme aux contes.
La sorcière, précise Maffei, naît toujours dans la sphère domestique à travers une structure narrative répétée : une femme, à l'insu de son mari ou de son père, possède des pouvoirs magiques. Elle se déshabille, s'enduit de pommade et s'envole. L'homme la découvre et remplace la préparation. Elle tombe dans le vide et perd ses pouvoirs ou y renonce, plus rarement elle meurt.
La maison représente symboliquement le centre de la communauté ; la protagoniste souhaite se libérer de son fardeau mais l'homme l'en empêche, rendant explicite au niveau narratif une disparité des rôles marquée par des conflits qui surgissent lorsque la femme tente de s'émanciper de sa propre infériorité.
Un exorcisme narratif
Au début du XXe siècle, les îles Éoliennes ont connu une émigration massive et les mères, les épouses, les filles et les sœurs ont vu la frontière entre la réalité et l'imagination s’exaspérer encore davantage dans l'attente constante, et souvent vaine, de nouvelles de leurs proches.
La pensée magique adoucissait leur triste sort en permettant, par exemple, à une mère éloignée de "voler" à travers l'océan pour se rendre au mariage de sa fille, d'embrasser un frère mort au front ou de revoir son mari, désormais âgé, qui avait émigré et n'était jamais revenu.
Le mythe, écrit Ernesto de Martino, a toujours été un moyen de dissimuler la réalité : dans ces terres lointaines à la merci des éléments, ces puissants exorcismes narratifs permettaient de ne pas succomber à la douleur d'une vie particulièrement dure, aux maigres satisfactions.

























