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Écrit par Övgü Pınar
Se retrouver au banc des accusés pour insulte au président est devenu banal mais l’activité qui a conduit à l’inculpation rend leur cas particulier : scander des slogans. Défiant les restrictions, dans la nuit du 8 mars 2021, des milliers de femmes se sont réunies dans le centre d’Istanbul pour la 19ème marche nocturne féministe. La police a fermé les rues et utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser les militants. Des dizaines de femmes ont été détenues à la fin de la nuit puis elles ont été relâchées le lendemain matin. Mais deux jours plus tard, 18 des participantes ont été inculpées, certaines d’entre elles arrêtées, et des perquisitions nocturnes ont eu lieu à leurs domiciles. Le lendemain, un tribunal les a libérées dans l’attente de leur procès, imposant des ordonnances de contrôle telles que des interdictions de voyager.
Un an après, 17 de ces femmes se battent toujours contre les accusations. Le 1er mars 2022, elles étaient en salle d’audience sur les bancs des accusés, risquant jusqu’à 7 ans et 8 mois de prison pour avoir insulté le président, organisé et participé à un rassemblement et une marche illégaux.
« Saute, saute, ceux qui ne sautent pas sont Tayyip »
Selon les reportages dans les médias turcs, l’inculpation allègue que deux des slogans scandés durant la marche féministe : « Saute, saute, ceux qui ne sautent pas sont Tayyip » et « Tayyip fuis, fuis, fuis, les femmes arrivent » (« Tayyip » étant le président Recep Tayyip Erdoğan ) constituent une insulte au Président de la République. Selon les procureurs, ces slogans portent atteinte à l'honneur, à la dignité et au prestige du Président, et ne peuvent être considérés dans les limites du droit à la critique et de la liberté d'expression.
La preuve de ce crime présumé cité dans l’inculpation est le fait que les accusées ont dansé au rythme de ces slogans. Comme les participants à la marche de la Journée de la femme 2021 portaient des masques comme mesure contre le Covid-19, il n’était pas facile d’identifier les femmes qui scandaient réellement les slogans. Les forces de l'ordre ont alors décidé d'inculper celles qui dansaient au rythme des slogans.
Lors de l’audience du 1er mars, Ezgi Gözoğlu, l’une des femmes accusées, a déclaré : « Je ne me souviens pas si j’ai scandé les slogans mentionnés dans l’inculpation, mais je ne pense pas que ces slogans constituent un crime. » Avoir sauté et dansé pour ne pas être comparée au président, comme l’indiquait le slogan, ne peut pas être considéré un crime (ndlr).
« Je ne suis pas obligé d’apprécier Recep Tayyip Erdoğan. Je ne suis pas obligé de faire l’éloge d’un représentant masculin de l’Etat », s’est défendue Ebru Sert.
Leurs demandes d’acquittement ont finalement été rejetées et le procès a été ajourné jusqu’au 23 septembre.
Dans un communiqué datant du 12 mars 2021, Human Rights Watch a demandé aux autorités turques de mettre immédiatement un terme à l'enquête pénale ouverte contre des militantes des droits des femmes pour avoir scandé des slogans. HRW a qualifié cette affaire de violation des lois internationales sur la liberté d'expression et a déclaré :
« Ouvrir des enquêtes pénales contre des militantes des droits des femmes pour des slogans non violents, et les faire sortir de chez elles au milieu de la nuit, démontre le profond mépris des autorités turques pour la liberté de réunion et d'expression, et bien sûr pour les droits des femmes. Cela en dit long sur le fait que même à l’occasion d’un jour qui célèbre les femmes et entend promouvoir l’égalité, les autorités turques préfèrent accuser ces femmes pour des manifestations pacifiques plutôt que de protéger leurs droits. »
« Je ne suis pas obligé d’apprécier Recep Tayyip Erdoğan. Je ne suis pas obligé de faire l’éloge d’un représentant masculin de l’Etat »
Des milliers de personnes condamnées depuis 2014
Toutefois, Il ne s’agit pas d’un cas isolé d’actions en justice intentées contre ceux et celles qui sont réputé.e.s insulter le président. Selon les statistiques du ministère de la Justice, plus de 160 000 enquêtes pénales pour insulte au président ont été lancées depuis qu’Erdoğan est devenu ched d’Etat en 2014. Parmi les enquêtes, plus de 35 000 se sont soldées par des poursuites et plus de 12 000 personnes ont été condamnées, 3 625 d’entre elles à des peines de prison.
A titre de comparaison, entre 2010 et 2014, le nombre d'enquêtes sur les mêmes accusations était inférieur à 3 000, dont 690 se sont soldées par des poursuites.
L’article 299 du code pénal turc interdit l’insulte au Président de la République, ce qui en fait un délit passible d’une peine d'emprisonnement. Bien que l’article remonte à 1926, les critiques disent que, s’offensant facilement, le Président actuel l’utilise avec trop d’enthousiasme. Des appels ont été lancés pour que l’article soit annulé, en raison du fait qu’il viole la Convention européenne des droits de l'homme.

« Nous avons toutes dansé en rythme »
Pour l'audience du 1er mars du procès contre 17 femmes, un groupe de militantes s’est réuni au tribunal d’Istanbul pour montrer sa solidarité avec les accusées et a publié une déclaration :
« Nous sommes réunies ici aujourd'hui pour manifester notre solidarité avec nos amies accusées ridiculement d’avoir “dansé en rythme” et pour dire : “le 8 mars ne peut pas être poursuivi en justice, notre lutte féministe ne peut pas être arrêtée”. » En tant que féministes qui ont organisé et participé à la Marche nocturne féministe, nous déclarons : « Nous étions toutes là ». Nous disons: « Nous avons toutes dansé en rythme ». Nous disons : « un tel crime ne peut exister ».
Cette année, elles ont lancé une invitation à la 20ème marche nocturne féministe le 8 mars 2022, en déclarant : « Cette année aussi, nous allons secouer le monde ensemble, nous allons scander des slogans et danser en rythme si besoin est. »

























