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Dans un studio d'une dizaine de mètres carrés à peine, quatre femmes sous la lumière blanche d'un projecteur, penchées sur des platines. Jaweher Fatma Bessouda, casque sur les oreilles, prépare la transition de son second morceau de musique. Elle affiche une moue dubitative. « Aie confiance », l'encourage Mariam Khammassi, l'artiste formatrice du jour. Pour ces apprenties DJ, pas de grasse matinée ce dimanche, il est à peine onze heures à La Fabrique Art Studio. Chaque week-end, dans son local du centre-ville de Tunis, s'y déroulent des formations pour initier au mixage, destinées exclusivement aux femmes et aux personnes non-binaires. Une mesure de discrimination positive, dans un univers initialement masculin, qui a progressivement évolué ces dernières années. « La majorité des femmes aujourd'hui DJ en Tunisie sont passées par là », affirme sans hésiter Mohamed Ben Slama, co-fondateur du lieu en 2017 et musicien. « Maintenant cela devient normal de voir une femme DJ, nous avons changé beaucoup de choses en termes de représentativité », poursuit-il. Entre autres changements, les professionnelles du milieu constatent que les gérants des boîtes de nuits sont plus favorables à recruter une femme pour animer leurs soirées.
La non-mixité de ces cours motivent nombre de participantes à franchir la porte. « Il y a d'autres lieux d'apprentissage sur Tunis, mais pas beaucoup de femmes. Il faut du courage pour s'inscrire », estime Jaweher Fatma Bessouda, co-gérante à La Fabrique Art Studio et l'une des apprenantes de cette formation du mois de mai 2025. Tout comme Dorsaf, qui est responsable d'un club et aimerait aussi monter sur scène. Elle met en avant la bonne ambiance de ces sessions : « Ici nous avons une place. On apprend toutes ensemble, on s'entraide. » « Les femmes ont moins d'égo ! », abonde Jaweher, assise à ses côtés. Cette dernière observe que ce qui distingue les DJ femmes de leurs confrères, ce sont leurs solides connaissances musicales : « Nous les femmes nous avons souvent tendance à être expertes pour devenir incassables. » Les exercices pratiques s'accompagnent d'un volet théorique, dispensé à l'extérieur de « la chambre obscure », dans une pièce chaleureuse aux murs couverts de stickers et d'affiches divers reflétant la vocation artistique et l'esprit militant de cet espace.

DJ, une profession à part entière
Sous les rayons du soleil du matin se glissant par la fenêtre du toit, Mariam Khammassi, tout juste rentrée d'une performance en France, incite les jeunes femmes qui l'entourent, à réfléchir au métier de DJ. « Tu peux autant jouer dans des clubs qu’animer des soirées diplomatiques, ou bien travailler dans la programmation musicale », souligne la professionnelle de 38 ans, qui cumule une multitude d'expériences.
Issue d'une famille qu'elle décrit comme plutôt conservatrice, Mariam avait fait le choix de ne pas partager sa passion avec ses proches à ses débuts, puis avec le temps ils ont accepté son métier. « Ils n'ont pas le choix de toute façon », précise-t-elle en souriant. Le manque de sécurité, l'argument souvent mis en avant pour écarter les femmes du monde nocturne, est réel, mais ne décourage pas pour autant ces dernières. Sur ce point, Mariam dit « se comporter comme un mec » en fermant son visage et en se redressant sur sa chaise. Elle rejette d'ailleurs le qualificatif de « dijette » avec son suffixe à valeur diminutive, et lui préfère le terme de DJ, sans distinction de genre.
« Il y a d'autres lieux d'apprentissage sur Tunis, mais pas beaucoup de femmes. Il faut du courage pour s'inscrire »
Hayfa, une étudiante de 26 ans en dernière année d'architecture, ne sait pas exactement où cette formation la conduira, mais en tout cas, la musique électronique lui aura donné de l'énergie pour aller au bout de ses études. « C'est grâce à elle que mon cerveau libère de la dopamine ! La musique m'a vraiment aidé à surmonter le rythme de travail », confie-t-elle. Hayfa a eu l'occasion de se produire devant le public pour la première fois en avril dernier, lors de la soirée de clôture d'un programme du réseau Femena qui a pour but de faire émerger des talents féminins et dont l'association Notre culture d'abord (la structure derrière La Fabrique Art Studio) est partenaire. Au delà du stress, l'étudiante décrit un sentiment de puissance valorisant, bénéfique pour booster la confiance en soi. « C'est moi qui les ai fait danser ! » s'exclame-t-elle.
Un manque de reconnaissance professionnelle
La formation en DJing à La Fabrique Art Studio n'est qu'un pan du travail de l'association Notre culture d'abord. C'est elle qui est à l'origine de la création du réseau Femena en 2019, à présent piloté depuis la Belgique. Celui-ci a été pensé comme un modèle régional pour renforcer le rôle des femmes dans les industries créatives. En Tunisie, des programmes de formations en musiques électroniques, mais également en créations de contenus numériques (vidéo, podcast) sont enseignés dans cinq institutions publiques du territoire, en partenariat avec deux ministères. D'autres associations membres du réseau en Albanie, Égypte, France, au Maroc et au Liban suivent ce schéma. « L'intégration de la femme dans la société passe par l'intégration économique et les compétences dans le domaine digital sont une voie d'ascension sociale », défend Mohamed Ben Slama. L'association, avec l'ensemble de ses actions menées depuis 2012, fait partie de celles qui ont œuvré à davantage de diversité dans le paysage de l'offre culturelle tunisienne, au lendemain de la révolution. Et pourtant les artistes souffrent toujours d'un manque de reconnaissance professionnelle. « Il faut continuer à se battre pour nos droits », plaide Jaweher Fatma Bessouda, en rappelant qu'en Tunisie les artistes ne bénéficient d'aucun statut juridique spécifique.

























