C’est grâce à Defred, la narratrice éponyme de La servante écarlate que nous parvenons à nous représenter la vie dans la République de Gilead, un empire fondé par des fanatiques religieux après la chute des États-Unis, aux alentours du XXI ème siècle. Dans une langue, plate en apparence, traversée de fulgurances introspectives, Defred nous livre le récit glaçant de son quotidien, de ses journées répétitives, de ses allées et venues sous haute surveillance, de cet ordre qu’elle ne saurait transgresser sans risquer sa vie. Son précieux témoignage décrit une société entièrement structurée sur la répression des femmes, réparties et « encagées » dans un système de castes régi par la terreur.
Un statut d’esclave sexuelle
Defred a été totalement dépossédée de son identité, jusque dans son nom qui indique celui qui la possède (De Fred) : « Mon nom, dit-elle, n’est pas Defred. J’ai un autre nom, que personne n’utilise maintenant, car c’est interdit. ». La jeune femme qui la précédait, et occupait la même chambre qu’elle avant de se suicider, s’appelait elle aussi Defred, puisque elle aussi appartenait au même homme. Elle a gravé dans le bois de l’armoire une phrase en pseudo latin, un slogan de résistance silencieuse que scande régulièrement la Servante écarlate : « Nolite te bastardes carborundorum. » (Ne laisse pas les salauds t’abattre)
Le contrôle de la reproduction, et par conséquent du corps de la femme, est l’obsession nationale qui façonne l’univers cauchemardesque de Gilead, dont les territoires ont été contaminés par une pollution chimique et nucléaire. Ces catastrophes écologiques ont entraîné des mutations génétiques et une baisse importante de la fertilité, rares sont les femmes en mesure de mettre au monde des enfants en bonne santé. Defred a été affectée à un Commandant pour le “servir” sexuellement dans le but de procréer. Elle vit chez lui et son épouse, Serena Joy, une ancienne star télévisée, militante intégriste. A intervalles réguliers, Defred est soumise à la « Cérémonie » : un viol ritualisé encadré par la loi auquel assiste aussi l’épouse du commandant.
« Je suis couchée sur le dos, entièrement vêtue, sauf l’hygiénique petite culotte en coton blanc. (...) Au-dessus de moi, à la tête du lit, Serena Joy est installée, déployée. Elle a les jambes ouvertes. Je suis couchée entre elle, la tête sur son ventre, l’os de son pubis sous la base de mon crâne, ses cuisses de part et d’autre de moi. Elle aussi est entièrement vêtue. J’ai les bras levés, elle me tient les mains, chacune des miennes dans l’une des siennes. Ceci est censé signifier que nous ne faisons qu’une seule chair, un seul être. (...). Ma jupe rouge est retroussée. Plus bas le Commandant baise. Ce qu’il baise, c’est la partie inférieure de mon corps... »
Le contrôle de la reproduction, et par conséquent du corps de la femme, est l’obsession nationale qui façonne l’univers cauchemardesque de Gilead, dont les territoires ont été contaminés par une pollution chimique et nucléaire.
D’autres rites collectifs régulent la vie des Servantes, tels que les Cérémonies de Naissance auxquelles elles sont tenues d’assister. L’Épouse, encore au centre, simule l’accouchement pour s’approprier l’enfant à naître. Plus violent, le rituel cathartique des « Particicutions » met en scène l’exécution par les Servantes d’un prisonnier, souvent accusé de viol ou de trahison. En le leur donnant en pâture, le régime apaise leurs frustrations et renforce son pouvoir.
Pour le reste, le quotidien de Defred est d’une monotonie asphyxiante. Les droits civiques et libertés individuelles ayant été totalement abolis, il est interdit aux femmes de lire, s’exprimer, travailler... « Une telle chose ne pourrait jamais arriver ici. Mais ça arrive... » raconte Defred en pointant la facilité avec laquelle une société peut basculer dans le totalitarisme.
« Quand on est en prison, on se ferme, on se replie, on devient une coquille », dit-elle encore. Alors la servante écarlate résiste en se remémorant le passé, en opérant des retours en arrière qui lui permettent de ne pas abdiquer totalement, de ne pas être entièrement spoliée de sa propre personne. Dans sa vie d’avant, la jeune femme était autonome, elle avait un compagnon Luke, une petite fille qui lui sera arrachée, elle travaillait, gérait son argent avant que le Gilead ne gèle tous les comptes bancaires, elle avait des loisirs et des projets, sa meilleure amie s’appelait Moira. Tout ceci a volé en éclat au moment du coup d’État.
Dans cette dictature militaire et théocratique, chaque groupe a une fonction bien définie dont l’identité visuelle se décline selon des codes rigides, tels que la couleur des vêtements. Le pouvoir patriarcal est concentré dans les mains des Commandants, soutenus par une police secrète : les Yeux, et les Gardiens qui veillent au bon ordre patriarcal. Les Commandants sont épaulés par des Épouses stériles, vêtues de bleu ou de vert pâle, dont le seul pouvoir est de superviser le foyer.
Ne pas voir, ne pas parler, ne pas penser
Gilead pousse les femmes à se surveiller, se juger et se haïr entre elles. Les « Servantes », vêtues de rouge, sont des ventres voués à enfanter pour les élites stériles. « Ce que j’ai sur moi est une prison faite de tissu », confie Deglen. Les angles de la coiffe blanche qui surplombe son habit rouge empêchent tout échange de regards avec autrui, quel que soit son rang.
Autre caste, les Marthas se voient attribuer les tâches domestiques dans la demeure des commandants, elles sont affublées de robes grises ou vertes : « Rita est là, debout à la table de la cuisine... Elle porte sa robe habituelle de Martha, d’un vert terne, comme une blouse de chirurgien du temps d’avant. Cette robe ressemble beaucoup à la mienne par sa coupe longue et dissimulante... Elle revêt le voile pour sortir, mais personne ne se soucie beaucoup que le visage d’une Martha soit vu. »
Les Tantes sont une catégorie à part. Plus instruites, elles ont la mission d’encadrer et d’endoctriner les servantes, elles endossent des vêtements marrons. En bas de l’échelle, les écofemmes, mariés à des hommes pauvres, plient sous le poids des tâches les plus disparates. Enfin, il y a les non-femmes -féministes, lesbiennes, infidèles, stériles...- que la dictature a rejetées et punies en les envoyant dans les Colonies pour nettoyer les déchets toxiques, ou, dans le meilleur des cas, récolter le coton. C‘est le sort réservé la mère de Defred, figure emblématique de la féministe illuminée. A travers son histoire qui affleure à différents endroits de la narration, Margaret Atwood nous livre une anticipation écoféministe époustouflante.
Dans cette dictature militaire et théocratique, chaque groupe a une fonction bien définie dont l’identité visuelle se décline selon des codes rigides, tels que la couleur des vêtements.
Un roman visionnaire croisant les pans d’un réel bien actuel
C’est grâce à son monologue intérieure que Defred parvient à ne pas sombrer. Dans un jeu incessant de dissociation, elle obéit tout en continuant d’exercer une pensée critique intérieure, rejetant la propagande et la religion gileadienne, inspirée d’une lecture intégriste de l’ancien Testament. D’ailleurs, elle finira par rejoindre Mayday, le réseau des femmes résistantes. Puis, après son exfiltration de la maison du Commandant, la servante écarlate laissera des cassettes témoignant de son vécu. Ce matériel fera l’objet des notes historiques proposées à la fin du livre, une mise en abyme fictionnelle, ingénieuse et ironique, qui permet d’alléger cette œuvre aussi prégnante qu’angoissante et de nous fournir des éléments sur le sort incertain de Defred.
« Mieux vaut ne pas parler. On a appris à le faire. Une parole de trop, et c’est la fin », pense Defred, à voix haute. Comme dans toutes les dictatures, le langage à Gilead est considéré comme un acte subversif, il se réduit à une « novlangue » de formules aux connotations bibliques, dont la litanie circulaire évince toutes interactions, toutes réflexions : « Bénie soit la lutte », « que le Seigneur ouvre », « Sous son œil », autant d’automatismes creux, auxquels il faut impérativement se soumettre.
C’est sans doute pour échapper à cette chappe de plomb que le Commandant (les dominants sont pris à leur propre piège de pauvreté cognitive et de frustrations), rencontre Defred en cachette, non pas pour des parties fines mais pour jouer au Scrabble, transgression où les mots se libèrent sur la grille cartonnée : « larynx », « valance », « zygote », « limp », « gorge » y font surface, gorgés de signifiés.
A l’issue de sa lecture, le récit de « La servante écarlate » apparaît pour ce qu’il est : un livre phare, une référence majeure pour dénoncer les dérives politiques visant à s’emparer des femmes en contrôlant leur corps et leurs fonctions reproductives. D'ailleurs, selon son autrice, il est erroné de le classer dans le genre dystopique tant ses dérives appartiennent à l'histoire bien réelle de notre humanité. Ainsi écrit-elle dans la post-face : « Les pendaisons en groupe, les victimes déchiquetées par la foule, les tenues propres à chaque caste et chaque classe, les enfants volés par les régimes et remis à des officiels de haut rang, l'interdiction de l'apprentissage de la lecture... tout cela a des précédents, et une bonne partie se rencontre non pas dans d'autres cultures ou religion, mais dans la société occidentale, et au sein même de la tradition "chrétienne" ».

























