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En Algérie, une biologiste marine, Zouzou, enquête sur un phénomène inquiétant : la disparition soudaine des sardines dans la baie d’Oran. Cette énigme scientifique devient rapidement le point de départ d’un récit plus intime, plus politique aussi. Dans la mini-série El’ Sardines, réalisée par Zoulikha Tahar et coécrite avec l’écrivaine algérienne Kaouthar Adimi, c’est à travers les recherches de Zouzou, que se dessine une autre disparition : celle des possibles pour les femmes dans une société figée. Tandis que les sardines migrent librement, Zouzou, elle, rêve de partir, mais reste suspendue à l’attente d’un visa. Entre l’impossibilité de fuir et l’impuissance à rester, la série diffusée par la plateforme européenne Arte, transforme une crise écologique en récit d’émancipation subtil, tendu, poétique, où l’urgence personnelle rejoint l’urgence politique.
« Cette série, confie Zoulikha Tahar, est née de ma dernière semaine en Algérie. Avant de partir, je n’ai jamais réussi à dire à ma famille tout ce que j’avais sur le cœur. El’ Sardines m’a permis de matérialiser par la fiction ce moment que je n’ai pas pu vivre en réalité. »
La sardine comme métaphore d’une fuite vitale
Zouzou a 30 ans. Elle est biologiste marine et elle dérange, car elle n’est pas mariée. Parce qu’elle vit encore chez ses parents. Et à ce stade, dans la société algérienne, cela efface presque tout le reste : ses diplômes, ses publications, sa passion. Elle est brillante, cultivée, respectueuse. Pourtant, c’est son célibat qui fait parler. Dans une société où les femmes doivent être utiles, maternelles, bien rangées dans leurs boîtes, comme des sardines, Zouzou est une anomalie. Ainsi, la réussite professionnelle d’une femme n’a aucune valeur si elle ne s’accompagne pas du sceau matrimonial.
La disparition de la sardine dans la baie d’Oran n’est pas seulement un fait écologique : c’est une parabole. Au cours de leurs recherches pour l’écriture du scénario, Zoulikha Tahar et Kaouthar Adimi découvrent que la sardine est le seul animal marin qui migre sans raison alimentaire ni reproductive. Elle migre par instinct. Comme ces femmes qui partent parce que rester, c’est mourir à petit feu.
« Cette série, confie Zoulikha Tahar, est née de ma dernière semaine en Algérie. Avant de partir, je n’ai jamais réussi à dire à ma famille tout ce que j’avais sur le cœur. El’ Sardines m’a permis de matérialiser par la fiction ce moment que je n’ai pas pu vivre en réalité. »
« D’avril jusqu’en juillet, les sardines migrent dans une course effrénée du bassin méditerranéen jusqu’en Afrique du Sud. Et les scientifiques n’arrivent toujours pas à expliquer ce phénomène. C’est de cette découverte qu’est née l’idée de la métaphore entre le mystère de la disparition des sardines et le besoin de migration de Zouzou », explique la réalisatrice algérienne à Medfeminiswiya.
Dans El’ Sardines, cette migration silencieuse devient le miroir de la société algérienne. Que faire quand même les poissons s’en vont ? Quand la mer elle-même devient stérile ? Pour Zouzou, comprendre ce départ devient un acte de survie intellectuelle, mais surtout existentielle.
De la complexité des rapports mère-fille
Loin des récits surlignés, El’ Sardines pratique un féminisme de l’intime. Aucun slogan. Aucun manifeste évident. Mais une tension constante : celle d’une femme trop libre pour être tranquille. Le patriarcat ici n’est pas une caricature. Il est dans la douceur de la mère qui ne comprend pas, dans la paranoïa du père qui croit à un complot maritime, dans la sœur qui se marie « pour faire bien ».
La série refuse la spectacularisation des violences. Elle choisit l’érosion : celle du temps, du corps, du désir d’être soi. Elle donne ainsi à voir une autre forme d’oppression diffuse, sociale, affective et rend visible la fatigue d’être une femme en sursis. Zouzou, en étudiant les flux migratoires marins, déchiffre aussi les mécanismes sociaux de l’enfermement.
« Je voulais que la mer ne soit pas juste un décor, mais une interlocutrice silencieuse. Un refuge. C’est un espace où j’ai grandi et qui change aujourd’hui à cause du réchauffement climatique. Il y a un réel enjeu écologique derrière cette fiction. Mais c’est surtout une série sur la charge mentale et les rapports mères-filles très complexes dans nos sociétés », précise la jeune cinéaste.
Et si El’ Sardines évite les figures caricaturales du patriarcat autoritaire, c’est aussi pour mieux montrer où se logent les violences les plus insidieuses. Dans cette série, c’est la mère qui, sans brutalité mais avec insistance, exerce la pression la plus constante sur sa fille. Elle ne crie jamais, mais elle rappelle. Elle ne frappe pas, mais elle répète. Chaque remarque sur le mariage, chaque soupir au sujet de la honte familiale, chaque silence, chaque regard, participe à une forme de violence ordinaire épuisante.
«Dans mon entourage, j’ai toujours vu les mères être, malgré elles, les gardiennes du patriarcat. Même celles qui sont éduquées et économiquement autonomes. Le père de Zouzou, lui, donne l’impression d’être plus tolérant, mais en réalité c’est lui qui porte le poids du patriarcat en coulisse. Quand il découvre qu’elle va partir en expédition, sa première réaction est : “Combien de femmes il y aura sur ce bateau ?” Ce que je voulais montrer, c’est que le patriarcat dans nos sociétés n’est pas toujours incarné par un homme violent. Il est souvent diffus, vicieux, difficile à schématiser. Et pourtant, il pèse lourd. »
Zoulikha Tahar n’élève jamais la voix. Son féminisme n’est ni théorique, ni revendicatif. Il est inscrit dans les gestes, les corps, les choix silencieux. Il ne cherche pas à convaincre. Il montre.
Un récit minimaliste, une charge politique maximale
Avec El’ Sardines, Zoulikha Tahar bouscule les cadres. Elle filme l’Algérie par ses marges : celles d’un corps féminin qui ne se laisse pas faire, celles d’une famille à la dérive, celles d’un pays en questionnement. Et elle le fait sans colère, sans cri, mais avec une précision chirurgicale.
L’une des tensions les plus finement explorées est celle entre science et tradition. Deux systèmes de pensées que la série place côte à côte, comme deux mondes parallèles, sans jamais les faire rencontrer. Zouzou incarne le savoir, la méthode, l’enquête. Son père incarne la croyance, la suspicion, les récits oraux. Ils parlent tous deux de la disparition des sardines, mais dans des langages qui ne communiquent pas. Cette incompréhension mutuelle symbolise une fracture plus large : celle entre une jeunesse féminine formée, instruite, moderne et une partie de la société qui refuse de les écouter.
Cette mini-série est une brèche. Un endroit où la sardine cesse d’être un produit populaire et devient un symbole d’émancipation. Où la mer cesse d’être un décor et devient une interlocutrice. Où les femmes cessent d’être des figurantes et deviennent des subjectivités complexes, puissantes, drôles aussi.
Zoulikha Tahar n’élève jamais la voix. Son féminisme n’est ni théorique, ni revendicatif. Il est inscrit dans les gestes, les corps, les choix silencieux. Il ne cherche pas à convaincre. Il montre. Il laisse les contradictions se révéler d’elles-mêmes. Un silence qui se dérobe aux récits traditionnels et raconte de manière bouleversante les violences ordinaires.
« Aujourd’hui, je revendique mon féminisme, affirme la réalisatrice. Mais quand j’étais en Algérie, c’était une révolte intérieure, silencieuse. Zouzou, c’est l’ancienne moi. Si on la retrouvait plus tard, elle aussi porterait son féminisme de manière plus affirmée. »
Les six épisodes de 11 mn chacun sont disponibles ici.

























