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Vous faites partie des féministes historiques tunisiennes, de tendance universaliste, celles qui ont commencé à militer à la fin des années 70 dans l'Association Tunisienne des Femmes Démocrates. Qu'avez-vous appris au sein de ce mouvement ?
En guise de réponse, je paraphraserais Simone de Beauvoir : « On ne naît pas féministe, on le devient ». Au fait, je suis venue au féminisme bien avant d’adhérer à l’ATFD, à travers mes lectures, les aléas de la vie et des injustices et comme beaucoup de militantes de ma génération, à travers mon engagement critique dans un parti de gauche. L’Association tunisienne des femmes démocrates m’a permis toutefois de confirmer cette identité, de me fixer des objectifs et de tracer une route pour tenter de mettre fin à la domination patriarcale et à la subordination des femmes. Le mouvement m’a surtout permis de ne pas le faire seule, mais avec toutes celles qui m’ont précédée, celles qui m’ont tenu la main et celles qui nous suivront. Il m’a aidé à retourner ma colère, ma révolte en une force puissante et collective, souvent dans le partage, la complicité et la joie, parfois aussi dans le conflit, les tensions et les divergences, mais ceci ne m’effraie pas pour autant. Il s’agit d’une preuve de richesse et une expression de notre diversité, de notre pluralité. Le mouvement féministe n'est pas un long fleuve tranquille ! Comme tout mouvement social, il est traversé par des questionnements, des remises en cause et des débats, qui font son dynamisme et sa vivacité, nourrissent sa capacité de résister, au quotidien, et de décortiquer sans cesse le monde dans lequel nous évoluons.
L’ATFD m’a aussi permis de lier le féminisme à la lutte politique pour les droits, la justice et la démocratie, afin de s’opposer à tout ordre politique et social injuste qui justifie l’oppression des femmes. Les revendications féministes ont toujours été fortement liées aux combats pour la démocratie car le féminisme ne concerne pas que les femmes, il profite à tout le monde, aux hommes, aux groupes marginalisés et à toutes les franges de la société. L’action militante à l’œuvre a fait du slogan « le privé est politique » une réalité. C’est ainsi que l’Association a mis au centre des débats des questions prétendument privées comme la violence ou les droits sexuels et reproductifs, en luttant contre les normes sexuelles dominantes et la kyrielle de stigmatisations et discriminations qu’elles produisent. L’apport de l’Association tunisienne des femmes démocrates est pour moi multiple et considérable ! Il s’agit d’un regard différent porté sur le monde, c’est également une forme de don de soi et de volonté d’œuvrer pour améliorer la vie des femmes et de contribuer à terme à un véritable changement sociétal.
Pourquoi est-ce que l'ATFD n'arrive plus à rajeunir ses rangs, particulièrement après la révolution de 2011 ?
Certes en deçà de nos attentes et de nos ambitions, mais il y a aujourd’hui un renouvellement générationnel en son sein. Il suffit de jeter un œil aux meetings et manifestations que nous organisons régulièrement, ainsi qu’aux membres constitutifs des deux derniers bureaux exécutifs élus. Les jeunes y sont largement représentées, environ un tiers des membres du bureau a moins de 30 ans. Il ne faut pas oublier non plus que le paysage féministe s’est beaucoup diversifié depuis la révolution de 2011. Plusieurs associations, qui partagent les mêmes idéaux ont vu le jour et attirent pas conséquent nombre de jeunes militantes. L’offre s’est diversifiée, c’est un fait.
L’apport de l’Association tunisienne des femmes démocrates est pour moi multiple et considérable ! Il s’agit d’un regard différent porté sur le monde, c’est également une forme de don de soi et de volonté d’œuvrer pour améliorer la vie des femmes et de contribuer à terme à un véritable changement sociétal.
Ceci dit, la constitution d’une relève, reste un enjeu essentiel pour tout le mouvement féministe, en Tunisie comme ailleurs. A ce titre, il constitue un des objectifs stratégiques de l’Association tunisienne des femmes démocrates. Des efforts sont actuellement déployés pour attirer de nouvelles adhérentes à l’association, dont la relance de l’Université Féministe Ilhem Marzouki (UFIM), qui a pour rôle la formation, la transmission des connaissances et le renfoncement des capacités, la redynamisation des clubs jeunes à Tunis, l’assouplissement du traitement des demandes d’adhésion. Ce sont là, des pistes retenues par l’association, en vue de remédier à cette lacune et faire émerger une nouvelle génération de féministes, qui partagent sa vision et ses valeurs.
Pensez-vous qu'il y ait aujourd'hui en Tunisie une fracture générationnelle entre les anciennes féministes et celles qui se recrutent dans un féminisme intersectionnel et queer ?
Je ne parlerai pas de fractures, mais de changement de perspective et d’approche, ainsi que de renouvellement des modes d’action féministe, des modalités de lutte et de contestation. La thèse d’une fracture générationnelle entre féministes « historiques » et celles arrivées plus tard est à mon avis à nuancer. Ce qui est toutefois certain, c’est que des changements sont en cours, révélateurs d’une nouvelle étape, je dirais même, d’une nouvelle Vague Féministe en gestation. Il est vrai que le développement des approches intersectionnelle et queer et leur succès auprès de nombreuses jeunes féministes tendent à avaliser cette thèse, mais à mon avis, elle est démentie par la réalité du mouvement. En effet, les positions des féministes historiques et des queers ne sont pas aussi irréconciliables qu’il y parait.

Qu'est-ce qui distingue les deux mouvances ?
Il y a plusieurs questions, qui traversent le mouvement féministe aujourd’hui et font par conséquent débat, certaines plus anciennes que d’autres.
Primo, la question de la non-mixité/mixité. La non-mixité du mouvement féministe est souvent questionnée par la nouvelle génération militante qui s’investit et se reconnaît de plus en plus dans des regroupements mixtes avec lesquels, elle partage les mêmes principes et les mêmes valeurs d’égalité et de non-discrimination. Ceci remet à l’ordre du jour un vieux sujet, qui a été à l’origine des mouvements féministes des années 70, à savoir, « le nous par nous-mêmes », qui venait à la fois, en réponse au peu d’intérêt accordé par les partis politiques à l’oppression patriarcale et a l’instrumentalisation de la question des femmes par le pouvoir. Ces mouvements ont donc choisi la non-mixité à dessein, afin de donner une place aux femmes et libérer leur parole.
Secundo, l’inclusivité intersectionnelle. La nouvelle vague féministe se veut résolument inclusive, à la croisée de différents mouvements sociaux. L'accent est mis sur l'intersectionnalité, c'est-à-dire la reconnaissance des interconnexions entre différentes formes d'oppression, comme le genre, le sexisme, le racisme, l'homophobie, etc. Sujets oubliés à leurs yeux par le féminisme de la génération précédente. Sans rejeter pour autant les enseignements du passé, les jeunes militantes se font critiques d’une histoire féministe qui n’a pas toujours inclus toutes les femmes et dans laquelle elles ont du mal à se reconnaître. Pour elles l’intersectionnalité est aujourd’hui un paradigme incontournable pour comprendre l’oppression patriarcale, dans sa relation au racisme, à l’homophobie et à l’exploitation capitaliste.
Tertio, les sexualités et la remise en cause des catégories de genre. Même si la question n’était pas totalement étrangère au mouvement féministe, qui depuis les années 2000, a appelé de manière ouverte au respect de l’orientation sexuelle, ce n’est qu’avec l’émergence d’un mouvement LGBTQ+ organisé, et le travail militant effectué par une nouvelle génération féministe, que la question queer devient un sujet de débat et figure sur l’agenda féministe. En Tunisie, le contexte postrévolutionnaire va permettre, à partir de 2011, à de nombreuses féministes intersectionnelles de se constituent en associations queer. Ainsi, voient le jour six associations légales, reconnues par l’Etat, soit sous couvert d’organisations de défense de droits des minorités soit ouvertement pour la défense des droits LGBT, dont Damj (2011), Chouf (2013), Mawjoudin (2013) et Shams (2015).
Les jeunes générations privilégient l'activisme en ligne et les médias sociaux en tant qu’instruments de mobilisation, tandis que les générations plus anciennes peuvent valoriser des méthodes plus traditionnelles telles que la publication de communiqués, les manifestations et les rassemblements. On note également un recourt accru à la performance et à la voie artistique.
Aujourd’hui un certain nombre de questions relatives au mouvement queer, clivent le débat féministe, à l’instar de l’ouverture des adhésions aux personnes transgenre. La contestation radicale des « identités de sexe » qui se base sur « le brouillage des frontières », suscite en effet la crainte de diluer le combat des « femmes » comme groupe opprimé, et d’enterrer le féminisme comme projet politique. Aux yeux de la première génération de féministes, le transactivisme risque « d’invisibiliser » les luttes féministes. Si vous dites qu'être une femme est un sentiment, qu'est femme toute personne qui se sent femme, ça change tout. Et « si vous changez la définition de ce qu'est une femme, vous changez la définition du féminisme », comme le clame la polémiste française Marguerite Stern*.
Des changements sont également visibles au niveau des modalités de lutte et d’action des unes et des autres…
Le rapport au numérique et aux nouvelles technologies favorise de nouvelles formes de mobilisation féministe, comme la naissance de plusieurs plates-formes d’échange en ligne, de campagnes innovantes comme celle de « Ena Zeda », le Me Too tunisien. Les jeunes générations privilégient l'activisme en ligne et les médias sociaux en tant qu’instruments de mobilisation, tandis que les générations plus anciennes peuvent valoriser des méthodes plus traditionnelles telles que la publication de communiqués, les manifestations et les rassemblements. On note également un recourt accru à la performance et à la voie artistique chez les jeunes pour appuyer le combat pour l’égalité et les luttes féministes : expositions photos, pièces de théâtre, chorales, danse, films, festivals, musique etc. L’art est vécu comme un espace et un mode de transgression sociale, la transgression d’un ordre artistique genré, à l’instar du festival Choftouhouna, aujourd’hui disparu ou des DJ féministes.
Les changements dans le langage, le lexique et les termes utilisés pour décrire l’engagement féministe est un autre indicateur de ce renouveau contestataire chez les jeunes. Il y a toute une phraséologie émergente qui reflète l’air du temps. Les jeunes générations adoptent parfois de nouveaux termes et concepts qui ne sont pas toujours acceptés ou compris par les générations plus anciennes.
Sur quels types de terrains et de luttes se rencontrent aujourd’hui les féministes tunisiennes dans leur diversité ?
Le féminisme-nouvelle génération n’est pas forcement en opposition avec celui des générations précédentes, notamment au niveau des revendications de changement social. Je crois que tous les enjeux de luttes, mis en avant par le mouvement féministe, sont investis par les plus jeunes aussi. Les liens de transmission et de filiation sont bien assumés, voire revendiqués par la nouvelle génération. Il n’y a pas véritablement de rupture quant aux revendications fondamentales, dont celle de mettre fin au système patriarcal. D’ailleurs, les féministes « historiques », celles des années 1970-1980-1990 qui continuent aujourd’hui à militer, se mobilisent aux côtés des féministes queer sur des terrains d’action communs comme les combats contre la violence à l’égard des femmes, le sexisme, l’homophobie, l’abolition de lois liberticides, tel l’article 230 du Code pénal qui pénalise l’homosexualité, l’autoritarisme et la défense des libertés individuelles et collectives. En fait, cette génération fait partie d’un « nous diversifié », parfois en désaccord, d’autres fois en lien avec les générations antérieures. Les divergences intergénérationnelles reflètent, à mon avis, une richesse et une complexité salutaires qu’il faut apprendre à gérer. Ces tensions ne sont pas nécessairement négatives ; elles peuvent au contraire stimuler un dialogue constructif et une réflexion profonde sur l’évolution, le devenir et les objectifs du féminisme dans la société tunisienne contemporaine.

























