Après ses études de médecine, Camilla Rossi a toujours travaillé avec des enfants, d’abord comme éducatrice – y compris pour un public présentant de graves troubles neurologiques – puis au service de familles. Quand, en 2018, elle s’est retrouvée à devoir s’occuper de quatre enfants en même temps, une amie lui a conseillé d’acheter un vélo cargo. « L’idée m’a tout de suite plu. J’avais toujours travaillé en me déplaçant dans la ville, pour explorer les espaces qu’elle pouvait offrir, qu’il s’agisse des marchés, des places, des gares, des magasins, des bibliothèques, des parcs ou des espaces verts : avec un moyen de transport j’avais enfin la possibilité d’aller encore plus loin et je pouvais me déplacer plus facilement », raconte-t-elle. « En observant les dynamiques relationnelles qui se créaient à l’intérieur de cette petite maisonnette sur roues, j’ai tout de suite compris que c’était une bonne manière de faire de l’éducation itinérante : j’aurais pu pédaler toute la journée sans jamais m’arrêter, des choses incroyables seraient quand même arrivées. En puis très souvent les gens m’arrêtaient dans la rue pour me demander si on était une famille », se souvient-elle en souriant. « Contrairement à quand j’étais seule en vélo avec mon fils, j’étais en effet beaucoup plus visible et ça, c’est important sur le plan politique, parce que transporter l’enfance à l’intérieur du tissu urbain en utilisant un moyen de transport écologique, ça veut dire aussi lui restituer des espaces auxquels normalement elle n’a pas accès. »
C’est au cours d’un atelier de formation que Rossi, activiste pour les droits humains et transféministe militante, rencontre Luna Ficca, elle aussi éducatrice. Les deux femmes partagent une même vision des choses. Elles en ont toutes les deux assez de travailler seules, et elles décident alors de créer un projet commun pour proposer une alternative plus structurée aux services traditionnellement dédiés à la petite enfance. En quelques mois, elles embarquent dans le projet Aria Sermenghi, pédagogue, Anna Sperti, éducatrice de langue maternelle anglaise, Nicoletta Valdisteno, photographe et responsable réseaux sociaux, Matilde Pescali, graphiste, et Chiara Gius, sociologue.

Ensemble, elles collectent des fonds pour acheter d’autres vélos, elles trouvent un local et, en septembre 2021, elles fondent l’association d’utilité publique Cargomilla, premier, et jusqu’à présent seul projet d’éducation urbaine en plein air en vélo cargo en Italie, fondé sur une approche écologique, inclusive et transféministe.
Le siège de l’association se trouve dans une petite rue du centre de Bologne, mais elles sont toujours en route et désormais, toute la ville les connaît.
« Nous avons commencé cette aventure en élaborant un projet culturel et politique fondé sur l’idée de société à laquelle nous aspirons, et c’est ce qui nous distingue. Nous proposons une éducation faite d’une certaine manière, c’est vrai, mais nous nous demandons surtout : pourquoi nous faisons-nous cela, et en fonction de quelle vision politique et sociale du monde ? C’est ça, le défi le plus difficile à saisir », explique Chiara Gius, sociologue et chercheuse au département de sciences politques et sociales de l’université de Bologne, spécialiste des migrations, notamment au prisme du genre, et des violence faites aux femmes. « Du reste, nous savons depuis Gramsci que l’éducation et la politique ne sont pas séparables. C’est pour cette raison que nous proposons une formation holistique au monde : bien qu’il s’agisse là d’un dont on abuse trop souvent ces derniers temps, je crois qu’il rend bien compte de la vision globale et transversale qui nous caractérise, et qui nous rend uniques dans le paysage italien. »
L’éducation au genre constitue un aspect fondamental de leur travail et elle est présentée de manière naturelle, en toute simplicité. « Nous avons créé un environnement dans lequel les personnes petites peuvent grandir, s’observer et s’écouter en établissant des relations de confiance avec les personnes adultes référentes, dans un contexte libre et respectueux de leur identité future : hétérosexuelle, cis, binaire, ou tout autre», continue Rossi. « Comprendre que nous avons un corps qui doit être respecté et éduquer au consentement sont des éléments essentiels. Et c’est d’abord de nous que doit partir le consentement, nous qui envahissons tous les jours l’espace du corps des personnes petites, en le tenant souvent pour acquis. Il est donc nécessaire de faire avant toute chose un énorme travail de formation.
D’autre part, nous organisons souvent des ateliers, nous proposons des lectures non-stéréotypées ou qui, si elles le sont, servent justement à travailler sur le stéréotype. L’environnement et les jeux sont évidemment neutres, mais l’éducation au genre passe avant tout par l’exemple que nous donnons dans la manière de nous comporter et dans la pratique quotidienne. Nous nous efforçons par exemple de reconnaître et d’accueillir les émotions en suivant des méthodes et des temporalités qui diffèrent en fonction de l’âge de la personne avec laquelle nous sommes en relation et en choisissant avec beaucoup de soin les mots que nous utilisons. »

Ce qui frappe immédiatement, en effet, c’est la manière dont Cargomilla communique sur ses réseaux sociaux et au-delà, à commencer par le choix du féminin « dominant » pour désigner des groupes mixtes, normalement déclinés au masculin pluriel en italien. Il ne s’agit nullement d’une solution définitive, expliquent les militantes, parce qu’elle exclut de fait un très grand nombre de personnes qui ne se reconnaissent pas dans le genre féminin, mais c’est une provocation dont l’objectif est de faire réfléchir. Au lieu de « petites filles et petits garçons », en outre, les militantes de Cargomilla préfèrent parler de « personnes petites », une expression qui embrasse des significations plus vastes et qui est moins clivante que le masculin ou le féminin dominants. « Pour nous, il est fondamental de favoriser un langage qui privilégie le plus possible les solutions neutres : c’est un effort cognitif exigeant, mais qui est essentiel car il nous permet de nous situer dans un espace symbolique vraiment partagé », précise Gius. « Personne petite est une expression gender neutral (neutre du point de vue du genre), anti-économique du point de vue linguistique, parce qu’elle utilise deux mots au lieu d’un, mais qui permet de tenir ensemble la double dimension d’individualité et de collectivité et qui a pour cette raison une valeur politique importante. Notre défi, d’ailleurs, est justement celui-là : nous faisons de la politique en pratiquant le changement à travers des actions quotidiennes concrètes, sans jamais rien imposer. Bien au contraire : nous voulons permettre aux personnes petites de s’auto-déterminer en tout et pour tout. »

Une autre caractéristique du projet est l’outdoor (extérieur) urbain. Cet aspect est central non seulement dans une optique écologique et éco-responsable, mais aussi, et peut-être surtout, comme pratique itinérante au sein de ce qui est défini comme une “communauté éduquante”. « La ville dans laquelle nous vivons n’est pas faite que de rues, de places, de bâtiments, c’est un organisme qui se meut et qui est en perpétuel changement, qui prend des formes différentes en fonction des quartiers », explique Rossi en citant Colin Ward, architecte anarchiste qui a parlé le premier d’éducation incidentelle. « C’est seulement en se déplaçant et en pénétrant dans les espaces urbains qu’on peut produire de l’éducation et absorber de l’éducation : c’est un échange continu. De plus, à force de se sillonner la ville, les personnes petites acquièrent en la carte : c’est-à-dire qu’elles commencent à reconnaître les lieux et celles et ceux qui vivent et travaillent dans ces lieux. C’est un aspect très important, pour la liberté et l’indépendance également, parce que ça leur permet de grandir en s’impliquant directement et de façon de plus en plus consciente dans ce qui se passe autour d’elles ».
Sous leurs petits casques colorés, couverts des vêtements techniques les plus adaptés aux différentes périodes de l’année, 14 enfants observent chaque jour le monde de leurs yeux curieux et émus tout en en faisant l’expérience et en devenant partie prenante d’un milieu divers et complexe. L’an dernier, les enfants ont exploré le concept du corps qui change. Le thème des saisons a été central et a inspiré les nombreuses visites effectuées dans les différents marchés de quartiers que compte la ville.
« Il s’agit d’une leçon fondamentale d’éducation civique, parce que de cette manière, iels apprennent que chaque espace a des limites bien définies et des règles précises qu’il faut connaître et respecter », déclare Rossi.

La tranche d’âge à laquelle s’adresse Cargomilla est très large, de 12 mois à 6 ans, ce qui facilite un échange continu entre des expériences, des manières de faire et des compétences différentes, tout en créant des relations circulaires. Avec, bien sûr, des moments de tension et des disputes, qui, comme l’expliquent les éducatrices, sont très importants pour apprendre à reconnaître ce que l’on ressent et à donner un nom à chaque émotion, en la canalisant de manière positive. « En tant qu’adultes référentes, nous intervenons le moins possible, parce qu’il est esssentiel pour les enfants d’apprendre à traverser les situations d’inconfort. Nous essayons plutôt de construire ensemble un alphabet partagé pour pouvoir communiquer ce qui émerge, avec confiance et sans jugement », précise-t-elle.
« Le système, du reste, est structuré sur des stéréotypes émotifs : certains genres doivent épouver certaines émotions, d’autres, en revanche, ne peuvent pas se les permettre. Quand on est une personne socialisée en tant que femme, par exemple, on a pas le droit d’éprouver de la colère. Une partie du travail transféministe consiste justement à commencer à réclamer toutes ces émotions qui ne sont exprimées normalement que par des personnes socialisées en tant qu’hommes. Nous proposons également des ateliers expérimentaux et des moments de partage en cercle afin de restituer des mots utiles pour comprendre chaque émotion et pour en identifier les effets sur les différentes parties du corps », ajoute-t-elle.
Parmi les autre activités proposées : un parcours de soutien à la parentalité, destiné à toutes les familles intéressées, et pas seulement à celles qui adhèrent au projet, des formations pour les écoles, des cours d’anglais et de nombreux ateliers proposés l’après-midi au siège de l’association comme le cirque, le yoga, la musique, la psychomotricité, l’expression corporelle et la photographie.
L’expérience de Cargomilla se situe en toute harmonie dans un contexte régional d’exception, particulièrement soucieux depuis toujours d’investir dans les services à l’enfance et de proposer une offre éducative extrêment soignée et de grande qualité. “Le tissu social et culturel de la région Émilie-Romagne est un soutien essentiel de notre projet, qui ne serait probablement pas concevable ailleurs. Je pense, par exemple, à tous ces territoires où l’état des services pour les 0-6 ans est précaire et où la négligence institutionnelle et le manque chronique de financements ne prennent pas le moins du monde en considération les besoins réels des personnes, à commencer par les plus petites d’entre elles”, conclut Gius.


























