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Arpy Zkoushian, Cyrille Cartier, Ivanka Pašalić, Ivona Kočica, Jasenka Kosir, Josipa Lulić, Madina Rezaie, Melike Bikec, Mensura Juranović, Safaa Salem, and Samaneh Reyhani
La rédaction de ce texte est le fruit d’un processus collectif d’introspection, nourri par les contributions généreuses de onze femmes. Ce qui en ressort ici ne reflète qu’une facette de cette expérience : celle du processus lui-même.
Tout ce qui a été partagé publiquement l’a été avec le consentement et la participation de chacune — quelques gouttes seulement dans la mer de savoir que nous avons explorée, seules et ensemble, dans le Silence.
Se situer
Les bougies sont allumées. Le parfum apaisant du palo santo adoucit l’air dense de la petite galerie transformée en sanctuaire. Sur le rebord des fenêtres, des tasses s’alignent près d’un thermos fumant. Les tables, recouvertes de nappes colorées évoquant des voyages lointains, sont parsemées de crayons de couleur, de pastels et de stylos.
Chacune a choisi son propre carnet. Pour certaines, c’est la première fois qu’elles confient à l’écrit leurs pensées intimes — et plus encore, leurs secrets.
Elles n’avaient jamais envisagé leur monde intérieur comme une source de savoir à accueillir, à interroger, à honorer.
Une pile de feuilles attend d’être distribuée : un texte d’introduction et des questions traduites en arabe, arménien, croate, anglais, farsi, français et turc.
Un ordinateur nous relie à deux participantes installées dans une autre ville, un autre pays.
Les sacs, manteaux et téléphones demeurent dans la pièce voisine — un geste symbolique marquant notre séparation du monde extérieur.
Ce rituel inaugure notre entrée dans un espace d’introspection.
Nous nous préparons à plonger dans nos psychés, dans nos univers personnels. Nous seules décidons où aller, jusqu’où, et à quelle profondeur.
Dans ce temps suspendu, nous sommes à la fois ensemble et seules.
Une pratique artistique partagée
Nous formons un groupe de onze femmes, réunies depuis plusieurs années au sein du collectif Women to Women de Živi Atelje DK, une communauté artistique coopérative basée à Zagreb, en Croatie.
Pendant près de six mois, nous nous sommes retrouvées chaque semaine — en présentiel ou en ligne — dans un petit atelier niché dans l’une des cours intérieures de la ville.
Chaque séance commençait par des exercices de respiration et de relaxation, suivis d’une heure de Silence — le « S » majuscule désignant un silence conscient, tissé d’écoute et d’exploration délibérée.
Le tintement d’une cloche de bronze marquait la transition vers ce Silence.
Des amorces de réflexion — sur soi, la communauté, les ancêtres, le temps — étaient distribuées dans plusieurs langues, chacune recevant deux ou trois traductions.
Lire à travers les langues approfondissait notre compréhension et incarnait la texture multilingue du groupe.
Soupirs. Portes d’entrée vers le Silence.
Nous répondions par l’écriture, le dessin, le griffonnage, ou simplement par la contemplation silencieuse. Une heure plus tard, nous nous retrouvions.

Parfois, nous partagions des impressions ou des idées.
Il n’y avait ni modération, ni hiérarchie — seulement la traduction.
C’est ainsi qu’est né le nom La Voix du silence — proposé par l’une d’entre nous, adopté par toutes.
Le projet est devenu une pratique artistique du soin, de la découverte, de la création et du partage.
Au-delà des séances, nous avons animé des ateliers créatifs, travaillé la poésie, la prose, la photographie, le collage, enregistré des sons, monté des paysages sonores, marché dans la nature — jusqu’à présenter une exposition finale.
Quand nous étions ensemble, les parties [de nos corps] qui faisaient mal ont commencé à faire moins mal ; les choses qui faisaient peur sont devenues moins effrayantes.
Transformations du silence
Pour beaucoup, se ménager un espace de silence était rare — parfois un luxe, parfois un défi.
Mais lorsque nous étions ensemble, les blessures s’adoucissaient, les peurs perdaient de leur force.
Nous avons vu le silence se transformer en Silence.
L’une, récemment veuve, a appris à apprivoiser le vide sonore de sa maison.
Une autre a découvert qu’elle ne supportait pas le silence en présence d’autrui.
Pour une troisième, le Silence que nous avons créé « est devenu notre voix intérieure, hurlant de toutes ses forces depuis l’intérieur, libérant la puissance d’émotions ignorées ou refoulées depuis des années. Certaines d’entre nous n’osaient pas se connaître elles-mêmes : leurs forces, leurs faiblesses, leurs peurs, leurs désirs, leurs résistances. »
D’autres ont parlé du ralentissement, de l’écoute, de la présence.
« Il ne s’agit pas seulement d’être tranquille, mais de devenir plus entière. »
Une participante confia que ce processus « nous a forcées à retirer certaines choses de nos vies. Nous n’avons pas à être toujours disponibles pour tout le monde. »
À travers le Silence, nous avons toutes touché un même constat : nous endossons sans relâche le rôle de celles qui prennent soin — toujours présentes pour les autres, rarement pour nous-mêmes.
Réévaluer le soin
Nous avons pris conscience de la manière dont nous reproduisons, souvent sans le vouloir, des schémas générationnels de travail invisible : rémunérer les tâches visibles — conception, comptabilité — tout en dévalorisant celles du soin : nettoyer, cuisiner, soutenir, maintenir les lieux.
Au départ, nous considérions cela comme du bénévolat. Puis, à travers le dialogue, nous avons décidé d’établir une feuille de temps recensant toutes les formes de travail et de répartir les fonds selon un taux horaire commun.
Un petit pas vers la revalorisation du soin.
Chaque femme impliquée dans The Voice of Silence a été rémunérée — une reconnaissance matérielle du temps, de l’attention et de l’interdépendance.
Mais cette démarche a aussi suscité des tensions.
L’une d’entre nous s’est sentie prisonnière de tâches domestiques dans l’atelier, au détriment de sa création artistique.
Pourtant, à travers le Silence, elle a retrouvé un lien à sa créativité, aux autres femmes, et à une confiance en ses capacités qu’elle croyait éteintes.
Le triangle du soin
Cette expérience montre combien nous sommes conditionnées à placer les besoins des autres avant les nôtres, et à culpabiliser dès que nous cessons d’être « utiles ».
Ce déséquilibre se trouve au cœur de ce que nous avons appelé le triangle du soin : la rencontre entre donner, recevoir et prendre soin de soi.
Ce déséquilibre se trouve au cœur de ce que nous avons appelé le triangle du soin : la rencontre entre donner, recevoir et prendre soin de soi.
Emportées par le tourbillon de nos énergies, de nos émotions fluctuantes, de notre équilibre fragile, il nous est souvent difficile de nous arrêter, de voir et d’écouter — d’être attentives aux micro-signaux : la crispation d’un muscle, un sourcil levé, un changement dans le ton d’une voix.
The Voice of Silence a contribué à inverser ce mouvement.
« En apprenant à m’offrir le Silence, j’ai compris combien nos comportements sociaux naissent d’émotions ignorées, de réactions inconscientes ou de pressions intérieures. Cette prise de conscience m’a permis d’aborder les autres avec plus de compassion, sachant que chacun·e porte ses luttes invisibles. », affirme l’une des nôtres.
Ce processus a mis en lumière l’interdépendance entre le soin de soi et celui des autres, ainsi que leur lien avec la création de savoirs.
« Ce n’est pas une démarche d’extraction, disait une autre. Chacune peut choisir jusqu’où aller, comment repousser ses limites. Nous avons le soutien du collectif. »
Et une troisième ajouta :
« C’est ce qui rend cette expérience si précieuse : la création de savoirs collectifs est incarnée, accessible. Nous ne manipulons pas des concepts ; nous créons un savoir somatique. La transformation ne peut naître que d’une compréhension vécue et directe. »
Aux frontières du bien-être
Chaque soir avant dix-huit heures, nous nous retrouvions, attendant que toutes soient présentes.
Les conversations emplissaient la pièce — vives, chaotiques, pleines d’énergie.
Puis, lorsque le groupe était complet, nous commencions.
Le Silence s’installait peu à peu. Parfois, un rire nerveux éclatait ; celle qui riait sortait un instant pour préserver la quiétude.

Graduellement, nos énergies s’harmonisaient. Avec le temps, nos corps parlaient : les tensions de nos nuques et de nos mâchoires se relâchaient :
« Ma respiration est devenue plus profonde. Je dors mieux. Je me sens plus légère. »
« J’ai affronté mes peurs. Avant, je fuyais le silence et la solitude. Aujourd’hui, je les vois comme des étapes de ma croissance. », confient les une et les autres.
Le Silence apportait un apaisement réel, mais non sans heurts.
Certaines séances provoquaient des insomnies, d’autres faisaient remonter des souvenirs enfouis.
« J’ai peur de ce que je vais découvrir en moi, » avoua l’une de nos amies.
Mais affronter ces peurs en allégeait le poids.
Nous avons compris que tout contient son contraire — et qu’accueillir cette dualité fait partie du processus de transformation.
Les subtilités du silence et du partage
L’équilibre entre introspection et partage fut parfois harmonieux, parfois plus délicat.
Bien que tout fût facultatif — participer, répondre, partager — le libre choix demeurant un pilier de notre démarche, une tension implicite persistait : certaines désiraient plus de temps pour s’exprimer, tandis que d’autres se sentaient mal à l’aise face à l’attente tacite de prise de parole, surtout lorsque toutes s’étaient déjà livrées.
Pourtant, au-delà de ces émotions contrastées, chacune reconnaissait la valeur essentielle de l’échange.
« Écouter mes amies, découvrir leurs mondes intérieurs, entendre leurs visions d’elles-mêmes sous d’autres angles, c’était magnifique. Cela a ouvert de nouveaux horizons, de nouvelles perspectives. Voir ces femmes s’exprimer avec tant de courage a été l’un des moments les plus inspirants du processus ! », s’exclame l’une de nous.
Mais six mois ne suffisent qu’à effleurer le désapprentissage d’une vie entière.
« J’ai commencé à réfléchir à mes droits, à mes relations, à la maison comme à l’extérieur, confia une autre. Des choses auxquelles je n’avais jamais pensé. Mais je suis toujours prise par le quotidien — je ne sais pas si je continuerai. »
Une rivière en mouvement
L’expérience de The Voice of Silence fut semblable à une nage dans une rivière dont la source est lointaine, à la fois dans le temps et dans l’espace.
Nous y avons dérivé ensemble, nos courants s’entremêlant, chacune suivant sa propre trajectoire.
Et la rivière continuera de couler bien après nous.
Lors de l’exposition, nous avons invité les visiteur·euse·s à se tenir sur la berge — à entrevoir un fragment de ce que nous avions découvert, et à sentir comment son flux pouvait rejoindre le leur.
Cet article a été réalisé grâce au soutien de l'AGEE - Alliance for Gender Equality in Europe.


























