par Louise Aurat
Il y a l'histoire de cette femme tuée par son mari un soir d'orage dont les gouttes de pluie, témoins de cet assassinat, lui rendront un jour justice. Et celle de Messaouda, qui n'est pas très jolie, mais qui grâce à son intelligence aura une glorieuse destinée. Sans oublier khanfoussa, la cafarde rusée qui invente un stratagème pour que son mari, le rat à la queue coupée, ne soit pas déshonoré.
« Ce sont toujours des femmes astucieuses et s'il y en a une fragile, une autre viendra à son secours », commente Michèle Madar, intarissable. Elle tient sûrement cela de sa grand-mère. Des recueils de contes, elle en a écrit quatre, tels L'ogresse verte ou Les sept jarres. Et tous ces récits lui ont été narrés par son aïeule Margot. C'est cette femme juive qui l'a élevée, dans le quartier de la Goulette, à Tunis où elle est née en 1954. Elle se souvient d'elle comme d'« une femme de tête, douce, très énergétique », qui répondait à ses innombrables questions d'enfant par une histoire, sans tabou, ni peur d'effrayer la petite fille qu'elle était.
Michèle en a tiré « des leçons » qui l'ont guidée tout au long de sa vie : « Quand la parole est dans ta bouche, tu en es le maître, si elle en sort, tu en es l'esclave (...). En toutes circonstances, soit fière d'être celle que tu es ». Transmettre cet héritage familial judéo-arabe, elle en a fait l'une des missions de sa vie. Exilée de son pays natal en France à l'âge de 12 ans, elle y est retournée un demi-siècle plus tard « pour retranscrire les histoires dans les mêmes conditions que sa grand-mère les lui racontait ». De ce voyage, elle tire un dernier ouvrage publié en 2023 : Margot, ma mère-grand (1). Une façon d'empêcher ce patrimoine de tomber dans l'oubli : « Il y a de moins en moins de transmission. Je trouve cela dommage. Ma grand-mère me disait, il faut savoir d'où on vient pour savoir où on va. »
La fascination des sorcières

Khalil Gharbi a lui aussi grandi dans une maison remplie d'histoires. Le Tunisois est à l'initiative du projet artistique « Les contes de la nuit ». Graphiste et illustrateur de formation, il est également l'auteur d'un recueil de contes bilingues (français-arabe) qui ont été illustrés par une diversité d'artistes. Ce travail a donné lieu à une exposition à l'espace « Central Tunis » au mois d'avril 2024. Fées, magiciennes et ogresses peuplent l'univers poétique de Khalil, de nombreux personnages féminins, qu'il reconnaît être une influence importante. « Enfant je passais mon temps à lire des livres sur la mythologie, j'étais fasciné par les sorcières comme Médée et Hécate, des femmes qui possèdent une force mystique », partage l'artiste. Celui-ci puise son inspiration dans une littérature aux racines plurielles, grecques, arabes, berbères, mais également dans le réel.
Certains contes rendent hommage aux femmes de son entourage, comme Les œillets de Oumeya, fleurs préférées de sa mère, qui dans cette histoire comblent une femme de son désir d'enfant et sauvent sa cité d'une invasion ennemie. L'auteur se plaît à mettre en scène des femmes puissantes : « Je ne veux pas montrer la femme qui a besoin d'un homme, nous avons déjà eu assez de cette représentation. Les femmes de ma famille n'ont jamais été comme ça. Pour moi tout est question d’équilibre, les hommes ont besoin du côté féminin et vice versa. La domination c'est la destruction. »
Dans La chanson du djinn Khalil Gharbi dépeint la fatalité d'une djinn amoureuse d'un humain, qui à défaut de pouvoir vivre à ses côtés va le protéger. La dessinatrice franco-tunisienne Sonia Ben Salem a illustré ce conte pour l'exposition. Dans son tableau mélancolique, à dominantes rouge et noir, nous voyons la djinn à travers les âges. Ce personnage l'a touché : « Elle est amoureuse de quelqu'un qu'elle ne peut approcher, explique l’artiste. C'est un personnage hybride, sombre et poétique. Nous les femmes nous avons de multiples facettes, surtout les femmes arabes, nous sommes capables de pleins de choses dans un pays très patriarcal. L'homme travaille et la femme aussi, mais quand lui rentre à la maison, il se repose. »
Elle a aussi réalisé deux représentations d'ogresse (aussi surnommée « diablesse »). Une créature avec laquelle, petite, l'apeurait sa grand-mère. Sonia aimerait que ce personnage ne fasse plus nécessairement peur. Son ogresse des temps modernes en survêtements de sport et aux claquettes colorées a une allure pour le moins décontractée. En combinant un généreux collier de barbe à une culotte en dentelle de couleur rose pour sa seconde diablesse, elle s'amuse avec les codes de genre.

Sonia a été elle aussi élevée par son aïeule, elle lui doit sa passion du dessin : « Ma grand-mère ne savait ni lire, ni écrire mais elle avait cette intelligence de pouvoir raconter n'importe quelle histoire en partant des illustrations. » Une femme « émancipée » et « élégante » qui lui a inspiré L'ogresse du Safsaf, autre conte de Khalil Gharbi. « Petite, l'ogresse pour moi c'était ma grand-mère quand elle se fâchait. Je l'ai dessinée comme quand je l'imaginais avec mes yeux d'enfants », confie avec tendresse Sonia. Elle aussi mesure l'importance de préserver cet héritage culturel et entend bien raconter ces histoires à ses enfants.

























