Crédit photo de l'image mise en avant © Abdelkader Garchi
« Dans ma voix, il y une tribu de femmes. Et dans ma tête dix femmes », répète en leitmotiv une des dix comédiennes de « Tribu ».
Entre théâtre, danse et poésie, la pièce « Tribu » donne à voir une scène sur laquelle se déploient dix jeunes femmes en liberté. Les cheveux lâchés, vêtues de robes longues, à même le corps, soyeuses et aux couleurs chatoyantes, elles clament des textes poétiques en arabe classique, en dialecte tunisien, en français et même en iranien, signés par les Tunisiennes, Amal Khlif, Sabrine Ghannoudi, Raoua Khouildi, la Mexicaine, Frida Khalo, l’Iranien, Farough Farghazad, l’Américaine Barbara Weldens… De par le geste et les mots, elles racontent la pluralité des femmes et en même temps leur unicité. Tribu évolue ainsi entre jeux de différences et jeux de miroirs. Entre les femmes au foyer, les séductrices, les violentées, les persécutées par un pouvoir politique plus que machiste, les amoureuses, les abandonnées, les mal mariées, les muses, les rêveuses, les sensuelles, les affranchies, les inquiètes, celles au bord de la crise de nerf…chacune incarne une histoire.

La poésie donne une tension et une esthétique à la pièce notamment quand résonne les mots simples, forts et justes de l’artiste peintre et poétesse mexicaine, Frida Khalo : « Tu mérites un amour qui t’écoute quand tu chantes, qui te soutient lorsque tu es ridicule, qui respecte ta liberté, qui t’accompagne dans ton vol, qui n’a pas peur de tomber. Tu mérites un amour qui balayerait les mensonges et t’apporterait le rêve, le café et la poésie ».
Références à Pina Bausch…
Ainsi va la pièce, d’un poème à l’autre, d’un univers à l’autre et d’une vie à l’autre. L’influence de la chorégraphe et danseuse allemande Pina Bausch est ici évidente. La grande dame de la danse contemporaine allemande avait, dans les années 1970, inventé la danse-théâtre, en créant un style expressionniste unique qui avait été controversé à ses débuts avant d’être mondialement reconnu. A part les costumes des actrices inspirés de ceux de Bausch, dans leur infinie transparence et délicatesse, un autre point commun avec l’œuvre de la chorégraphe se trouve dans la focalisation sur des préoccupations du quotidien de personnes dites normales. Cet « ordinaire » confiné dans l’ombre des foyers ou dans des vies sans grande histoire devient le sens même de l’œuvre artistique. Et d’ailleurs la vie privée des femmes n’a-t-elle pas été pendant très longtemps invisibilisée ?
D’une belle facture esthétique, la force de la pièce repose sur les émotions et l’énergique présence sur scène de dix comédiennes-danseuses, emportées parfois par une musique tonitruante. Leurs mouvements sont habillés de tension, à la mesure d’une condition basée sur les discriminations, l’injustice et l’asservissement.

Derrière l’idée de cette création théâtrale, il y a une femme-orchestre, Sabrine Ghannoudi, 35 ans. Actrice de cinéma et de théâtre, poétesse, passionnée d’écriture et de littérature et productrice de la pièce, elle fonde en 2015, avec deux de ses ami.e.s, une manifestation basée sur les textes de femmes : « Notre Dame Des Mots ». Mais quelques années après la mise en place de cet évènement annuel, la jeune femme veut faire évoluer le projet. C’est ainsi qu’elle commence à imaginer un nouveau format, un travail enrichi par plusieurs expressions artistiques, interprété par des comédiennes, certaines professionnelles et d’autres pas. Le processus de création de « Tribu » prend deux années et accapare toute… la passion de Sabrine.
« Je ne veux pas me suffire d’un seul art pour m'exprimer. Pour dire tout ce dont j’ai envie et avec les diverses dimensions qui me hantent », confie Sabrine Ghannoudi.
En signe de soutien aux femmes iraniennes, où la danse accompagnée de dévoilement est devenue depuis deux ans le slogan d’une liberté âprement désirée, le symbole de la résistance à un pouvoir, qui enchaine les corps et les esprits, « Tribu » parle aussi iranien. Ses comédiennes-danseuses esquissent à la fin de la pièce des pas de danse en l’honneur des héritières de Mahsa Amini, cette jeune Kurde de 22 ans, dont la mort brutale aux mains de la police des mœurs pour violation présumée du code vestimentaire avait déclenché en septembre 2022 en Iran un profond élan de contestation politique.
Dans moins d’un moins Sabrine Ghannoudi et ses neuf comédiennes se produiront sur la scène de l’Opéra du Caire lors de l’Eazees International Women's Théâtre Festival. La fondatrice de Notre Dame des mots n’en dort plus la nuit d’excitation…