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Alors que depuis plusieurs jours, la télévision et les journaux regorgent d'experts, des hommes le plus souvent qui expliquent aux femmes comment se comporter pour éviter d'être tuées, Elena Cecchettin, la soeur de Giulia assassinée le 11 novembre par Filippo Turetta, n’y va pas par quatre chemins, selon elle les hommes violents, ce sont tous ceux qui adoptent des comportements qui humilient, offensent, terrorisent, blessent. Plus généralement, la grande responsable est cette culture patriarcale, intériorisée, qui traverse toute la société, y compris ses institutions, légitimant la maltraitance et l'abus.
Si les attaques contre Elena Cecchettin n’ont pas manqué de jaillir des rangs de la droite, et surtout de la Lega (Ligue), à l’inverse des voix d'hommes de plus en plus nombreuses, surtout à gauche, commencent à reconnaître qu'être homme fait partie du problème, même s'ils n'ont jamais porté la main sur une femme.
J'en citerai un parmi tous, Francesco Piccolo, écrivain et scénariste de films à grand succès comme Il caimano (Le caïman) ou Habemus Papa de Nanni Moretti. Originaire de Caserte, la province où opère la coopérative sociale EVA, Francesco Piccolo est l'auteur d'un roman emblématique, L'animale che mi porto dentro, Einaudi, 2018 (L’animal que je porte en moi), dans lequel il enquête précisément sur la construction de la masculinité en tant que genre stéréotypé, ainsi que sur les difficultés de ceux qui se sentent inadéquats par rapport à ce modèle prescriptif.

Dans un article publié dans le quotidien La Repubblica, intitulé Il n'y a pas de mâles progressistes, Piccolo reconnaît avec une grande honnêteté : « Nous avons été au moins une fois (et même plus) dans notre vie celui qui lui criait dessus, qui ne la laissait pas parler, qui devait parler en premier ; celui qui expliquait comment se comporter... ou même comment vivre ; celui qui a essayé d'imposer son rôle, celui qui s’est énervé parce qu'il savait qu'il avait tort ; celui qui n'a pas accepté qu’elle aime un autre homme (« ne pas accepter » est un euphémisme). Celui qui se souvient qu’il a eu raison deux mois plus tard, qui appelle et dit : t’as vu que j'avais raison ? Celui qui, lorsqu'il prend la parole dans une réunion, s'adresse aux autres hommes. Celui qui oublie le nom de sa collègue. Celui qui envoie des messages ambigus toute sa vie. Celui qui, dans le train, se sent obligé de s'adresser à une femme assise en face de lui, simplement parce qu'elle est jolie, incapable de rentrer chez lui sans l’avoir fait. Celui qui s'approprie les idées des femmes, avec désinvolture. Et cetera, et cetera...
Il y a autre chose qui nous regarde, et qui me regarde de près, à un moment où nous traitons ce problème avec attention. Nous les hommes, tout cela a déjà commencé à nous exaspérer. Moi en premier, qui suis très impatient. Nous en avons déjà assez. Nous disons : ok, j'ai compris. Nous essayons d’avoir un comportement adéquat, mais nous renâclons, parce qu'elles nous ont déjà cassé les couilles. C'est ce que nous disons. C'est même ce que nous pensons, mais qu’on ne dit d’ailleurs pas toujours (surtout si on est progressiste) : d'accord, on a compris, maintenant ne nous cassez plus les couilles ».
Ce qu'il y a en amont du féminicide, c’est ce qui a toujours existé dans la culture patriarcale. Et c’est par là que doit commencer un changement culturel profond, capable de trouver les formes et les mots sachant se frayer un chemin jusqu'à ceux qui préfèrent regarder ailleurs. C'est précisément ce qu’a réalisé, à la stupéfaction générale, un film extraordinaire, tourné en noir et blanc, directement issu des chefs-d'œuvre du néoréalisme qui ont rendu le cinéma italien célèbre dans le monde entier.
D’autres lendemains sont-ils possibles ? Au cinéma, oui !
Tout a commencé au Festival du film de Rome. En ouverture, le film C'è ancora domani (Il y a encore demain), première œuvre en tant que réalisatrice d'une actrice comique romaine très populaire, Paola Cortellesi, qui s'était déjà distinguée au cours des années précédentes à la télévision par une série de monologues, ironiques mais pas tant que ça, sur la discrimination contre femmes, la violence dans le couple et l’intimidation.
Le 25 octobre, une avant-première spéciale de C'è ancora domani a été organisée en collaboration avec la Fondation Una Nessuna Centomila, la première fondation italienne spécifiquement axée sur la prévention et la lutte contre la violence masculine à l'égard des femmes, afin de collecter des fonds pour soutenir les centres antiviolences. Dans son programme, Una Nessuna Centomila a spécifiquement inclus l'implication du monde du spectacle, de la culture et des arts, car la fondation est convaincue que seul le travail culturel peut déclencher le changement de mentalité nécessaire pour prévenir la violence et éventuellement l'éradiquer.
Le film de Paola Cortellesi se déroule en 1946, dans une Rome ouvrière qui s'en sort tant bien que mal après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les rues sont encore patrouillées par des soldats américains à l'approche du 2 juin, date du référendum pour choisir entre monarchie et république et pour élire les membres de l'assemblée constituante. Le premier vote auquel les femmes pourront participer.

25/11/2023, manifestation à Rome, photo de Cristiana Scoppa.
Delia, incarnée par Paola Cortellesi elle-même, est la femme d'Ivano, un homme violent qui ne laisse jamais passer une occasion de la dénigrer devant ses enfants, de la traiter d'incapable, de la menacer et de la battre. Delia souffre en silence ce qui lui semble être son destin de femme. Elle se débrouille en faisant mille petits boulots pour gagner un peu d'argent qu'elle doit reverser à son mari, assiste son beau-père malade, résiste en silence dans l'espoir que sa fille adolescente, Marcella, sera mieux lotie qu'elle quand elle épousera son petit ami, Giulio. Tout semble aller dans ce sens jusqu'à ce que Delia décide de prendre son destin en main et d'écrire un autre avenir pour sa fille.
Sans jamais éloigner la caméra de la protagoniste, Cortellesi nous offre un portrait choral et multiforme d'une société dans laquelle les femmes sont systématiquement réduites au silence, contrôlées, dévalorisées, quelle que soit leur classe sociale, où leur foyer est transformé en une prison dont elles ne peuvent sortir qu'avec l'autorisation de l’homme.
Accueilli par des critiques enthousiastes, le film a commencé à séduire les spectatrices et les spectateurs, atteignant en un mois un total de plus de 22 millions d'euros de recettes (au 22 novembre), devenant le troisième film le plus vu de l'année après Barbie (cf. l’article de Lina Meskine ), et après son concurrent direct au box-office italien : Oppenheimer (cf. l’article de Rania Hadjer ). Cela fait des années qu'un film italien n’a pas connu autant de succès dans les salles de cinéma, qui ont particulièrement souffert du confinement et de la concurrence des plateformes de streaming.
Dans le sillage du féminicide de Giulia Cecchettin et à l'approche du 25 novembre, une course aux projections scolaires s'est également engagée, avec des matinées organisées du nord au sud de la péninsule et des demandes de rencontres avec la réalisatrice qui affluent des collèges, des lycées, des instituts techniques et des universités. La fondation Una Nessuna Centomila est donc revenue à la charge et a organisé le 22 novembre une projection-débat à Rome pour plus de 300 écoles connectées en streaming.
Un succès que l'actrice et réalisatrice elle-même, lors de l'émission Propaganda Live sur La7, a expliqué comme étant lié « au fait que presque tous et toutes les Italien.ne.s ont une expérience de ce type dans leur famille, de sorte qu'il est facile de se reconnaître ». Une grande identification collective cohérente avec les statistiques qui indiquent qu'une femme sur trois en Italie a subi une forme de maltraitance ou de violence.
Pourtant, lorsque la production du film a tenté d'obtenir un financement public en 2022, C'è ancora domani n'a pas été jugé digne d'intérêt par le comité d'évaluation, il n'avait ni la « qualité artistique extraordinaire » ni ne répondait à la « caractérisation de l'identité nationale » requises. À l'époque, le ministre de la culture était Dario Franceschini, membre du Parti Démocrate.
Francesco Piccolo a raison : « Il y a encore quelque chose, il y a encore beaucoup de choses qui ne fonctionnent pas ».
Une fois de plus, c'est Elena Cecchettin qui a su indiquer clairement par où commencer : « Pour que plus personne n'ait à ressentir le vide que je ressens, la douleur atroce que je ressens dans l'obscurité de ma chambre, nous devons réagir. Il faut un changement, une révolution culturelle qui enseigne le respect, l'éducation, l'affectivité. Qui enseigne à accepter le non, qui enseigne que les femmes ne sont la propriété de personne », a-t-elle écrit sur Instagram le 25 novembre.
La première partie de cet article est disponible ici.