Par Ghada Hamrouche
A peine diplômée de l’université de Nanterre, Saadia Gacem prend la décision de rentrer en Algérie, en janvier 2014. Cette native de Bordj Bou Arreridj, dans l’est du pays, a 32 ans quand elle pose ses valises à Alger. Aujourd’hui, la quarantaine passée, cette dame à la frêle silhouette, mène ses combats avec une volonté de fer. Et il en faut pour poursuivre une telle lutte dans une société gagnée par un conservatisme rampant où le désir d’émancipation revêt volontiers un aspect de résistance. La jeune militante pour l’égalité des droits investit ses énergies au sein du réseau Wassila/Avife (Association contre les violences faites aux femmes et aux enfants). Introduite par Faïka Medjhaed (psychanalyste, féministe et membre actif du réseau Wassila), elle trouvera naturellement ses marques dans ce collectif à partir de 2016.
Elle prend très tôt conscience des inégalités de genre au sein même de l’univers familial. La pré-ado de 12 à 13 ans est révoltée par le traitement de faveur dont bénéficient ses frères et refuse l’idée, ancrée dans beaucoup de familles algériennes, que le mâle est supérieur, par nature. Au sein des fratries, les hommes sont privilégiés en tout, jusque dans les repas où ils ont les meilleures parts. La jeune adolescente couve un sentiment de révolte et réclame une égalité de traitement. « L’idée d’être considérée comme “inférieure” à mes frères m’était insupportable et me mettait dans une colère noire », raconte Saadia. Ainsi pointèrent les premières révoltes mais sans les mots à mettre sur les maux, sans la conscience des soubassements politiques du statut imposé aux femmes.
En Algérie, elle trouve son inspiration dans les rues animées de la capitale et dans la force silencieuse mais solide des femmes de sa famille. La terre riche en histoires de sa ville natale nourrit aussi son imaginaire. Elle va se faire connaître au-delà des cercles militants en incarnant, en 2017, le personnage de Nadja dans le film En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui.
Survient le Hirak*, avec la convergence, sans précédent, de courants divers, voire contradictoires, de la société. Saadia Gacem se retrouve naturellement au sein du carré féministe qui s’est imposé, malgré une tentative vaine d’étouffement venue des conservateurs, comme protagoniste du Hirak.
Hirak, transmissions et champs du possible
C’est l’élan nouveau qui permet aux féministes algériennes de tisser un nouveau réseau, de recréer les liens et de les resserrer après l’éparpillement qui s’est produit dans les années 1990. « Le Hirak a été une opportunité pour les jeunes féministes de se frotter aux anciennes et d’apprendre à leurs côtés, s’exclame Saadia enthousiaste. C’est une transmission d’autant plus utile que les chemins de l’égalité en Algérie sont particulièrement épineux. »
Ce fut aussi l’occasion pour les féministes algériennes de questionner la société sur leur place dans un mouvement national revendicateur de liberté et de démocratie. Quelle place et quels droits est-on prêt à concéder aux femmes dans un mouvement d’ampleur national où on sait ce qu’on ne veut plus, sans pour autant avoir une idée claire de l’avenir, notamment sur les questions sociétales.
Saadia Gacem est ainsi partie prenante de la plateforme lancée le 16 mars 2019 par les féministes affirmant avec force leurs revendications d'égalité entre les hommes et les femmes, l’abrogation du code de la famille, la lutte contre les violences faites aux femmes et le harcèlement de rue. Les féministes n’ont pas accepté que la feuille de route de la société civile, rendue publique en avril 2019, prenne la tangente des combats et de l’agenda féministes. « Cette grande déception a aussi été vécue comme une grande violence, confie Saadia, pour qui toutefois le Hirak n’a pas été un échec pour la cause féministe. Nous avons eu une opportunité rare, celle de poser la question de l’égalité à une échelle très large, sans être bridées par l’idée que le conservatisme domine tout. »
Les débats qui ont suivi ont permis l’éclosion d’initiatives concrètes dont la vocation est de replacer le combat féministe dans son histoire. Il s’agit du travail de documentation : « Les archives des luttes féministes algériennes » initié par l’anthropologue Awel Haouati en 2019. Avec cette dernière, Saadia et Lydia Saidi se livrent à une reconstitution de l’histoire du combat féministe qui remonte -on ne le dira jamais assez-, à bien avant l’indépendance du pays.
Les Archives des Luttes des Femmes en Algérie, lancées en 2019 avec ses deux amies, constituent un projet novateur visant à numériser et à rendre accessibles les documents produits par les femmes activistes depuis 1962. L’objectif est de créer un site et son fonds pour rendre visible ces luttes et permettre la transmission de cet héritage aux jeunes générations.
D’autres initiatives, comme le site Femenicides.dz et la revue La Place, sont également nées de l’espoir insufflé par le Hirak en 2019, lequel a ouvert le champ des possibles. « Les féministes ont décidé de ne pas baisser les bras et de faire avancer la cause au-delà de la fatigue et déprime que nous avions ressenties à la fin de l’année 2019. Il s’agit en effet de donner un prolongement concret à ce qui a été semé durant les manifs et les débats du Hirak », raconte la militante.
En 2021, Saadia Gacem décide de faire revivre l'histoire du féminisme en Algérie avec son fanzine Le Temps des Luttes, offrant un regard rétrospectif sur les moments marquants de la lutte pour les droits des femmes dans le pays. «Le fanzine revient en images et en mots sur quatre événements importants qui ont marqué le parcours du féminisme en Algérie, précise-t-elle. La première rencontre nationale des femmes de 1989, la grande marche des femmes du 8 mars 1990, la rencontre nationale des féministes de 2019 et la marche des femmes du 8 mars 2020.»
Puis, en mai 2022, Saadia franchit une nouvelle étape en lançant La Place avec Maya Ouabadi, une revue féministe dont les contenus sont exclusivement féminins. L’idée s’inscrit dans l’ancrage des luttes féminines et dans la continuité des revues initiées par les anciennes. « Nous souhaitions avec Maya Ouabadi donner naissance à un produit engagé, beau, esthétique et qui crée un débat militant. Un champ d’expression de femmes, semé par des femmes, pour les femmes, explique Saadia. Le but était de créer un espace de non mixité pour tenter de déséquilibrer le déséquilibre existant ». Maya Ouabadi renchérit : « Oui, l’idée de cette revue était de pousser les murs pour faire de la place aux femmes dans un monde dominé par les hommes. » De fait, La Place, qui est aujourd’hui à son troisième numéro, est une référence de qualité esthétique et de tonalité inédite.
Du cinéma et de l’engagement
En tant que réalisatrice, Saadia bouscule aussi les normes et les conventions avec son film FelFel Lahmer (Piment Rouge), explorant les tensions entre le Code de la famille algérien et les traditions familiales : « Il s’agissait d’un projet féministe, pour communiquer autrement », dit-elle.
Habiba Djahnine, productrice de films, écrivaine, essayiste et féministe algérienne chapeautait l'atelier de création de films documentaire porté par le Collectif Cinéma Mémoire, qui s’est tenu à Timimoune en 2017, et qui était destiné à celles qui souhaitaient traiter d'un sujet concernant la condition féminine en Algérie. Elle se rappelle que Saadia faisait partie des 7 femmes sélectionnées pour bénéficier de cet atelier. « La formation et production des films a duré une vingtaine de mois, j'ai eu donc le temps de bien connaître Saadia et les autres participantes. Aussi nous avons, à plusieurs occasions, échangé autour de nos idées et engagements féministes. Les convictions féministes de Saadia ne faisaient aucun doute. »
Wiame Awres qui avait pris part à cette même résidence avec son film Bnet El Djebliya, confirme la qualité de son travail : « Saadia est l’une de ces féministes qui font un travail en profondeur : comprendre une cause, la décortiquer, en comprendre les mécanismes puis les dénoncer et proposer donc un réel changement. Elle est aussi soutenante et volontaire, elle a par exemple relu le rapport sur les féminicides… »
Saadia affirme que féminisme n’est pas contre les hommes : « C’est une lutte contre le patriarcat, contre la domination, contre les inégalités qui existent dans la société aussi, contre le code de la famille et toutes les lois discriminatoires qui posent une différence de statut de droit entre les hommes et les femmes, et la violence contre les femmes. C’est pourquoi j’aime travailler avec les femmes pour se renforcer mutuellement et se construire dans un environnement sécurisant où la prise de parole est libre et où le débat posé et tranquille permet toujours l’émergence de nouvelles perspectives. »
Saadia Gacem est aujourd’hui l’une des voix de la résistance et de l'espoir, transcendant les frontières du cinéma, de la recherche et de l'activisme pour façonner un avenir où l'égalité est non négociable.