par Louise Aurat
La citadine Emna part à la rencontre des femmes rurales de l'île de Djerba.
Emna arrive à Djerba dans « un crépuscule bas ». Le soleil aveuglant, la moiteur du jour, l'avocate tunisienne y sera vite confrontée. Tout droit venue de la capitale, l'étrangère a été investie d'une mission par l'Union européenne : sensibiliser les habitantes du village de Tezdaïne au civisme et évaluer leur degré d'autonomie.
Le titre du roman Malentendues, paru aux éditions Elyzad, augure la suite du récit. « Malentendues avec un “e”, insiste l'autrice. Pourquoi faudrait-il que les malentendus ne concernent que les hommes ? » Le personnage principal va vite se rendre compte que ses bonnes intentions et ses batailles juridiques sont loin des préoccupations des femmes rurales dont elle va faire petit à petit la connaissance.
Démystifier l'image de Djerba
« Ce texte est une tentative d'évaluer le statut des femmes 70 ans après l'adoption du code du statut personnel en 1956, offert en cadeau aux Tunisiennes », résume l'écrivaine qui poursuit : « Certains droits ne sont pas faciles à appliquer en réalité. Azza Filali, originaire de Tunis, admet volontiers que l'histoire aurait très bien pu se dérouler dans une autre campagne du pays. Mais son attachement personnel à Djerba l'a emmené à jeter son dévolu sur ce territoire. Elle fréquente cette île méditerranéenne depuis quelques années, connaît sa lumière et la réputation de sa douceur. L'autrice voulait « démystifier cette image ». Le côté pureté, qu'elle associe à l'insularité, a aussi nourri le choix de ce cadre spatial.
L'écriture d’Azza Filali bien que proche du réel ne repose pas sur une recherche documentaire préalable. Les protagonistes de Malentendues ne sont pas inspirés de témoignages recueillis sur le terrain. Le propos de cette fiction va ainsi bien au-delà de Djerba : « Il y a des constantes qui concernent toutes les femmes rurales, comme l'énergie et le courage qu'elles mettent à survivre », soutient-elle, mentionnant le travail de l'association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) réalisé à ce sujet.
Dans Malentendues, distingué du prix littéraire tunisien Comar d'Or 2024, le patriarcat est aussi écrasant que la chaleur du soleil : de la condescendance du maire aux inégalités en matière d'héritage, en passant par la violence des époux. Une domination masculine ordinaire et omniprésente, malgré « le taux de scolarisation des filles élevé » ou « les réformes instaurées par Bourguiba » vantées par les autorités politiques au fil du récit. « C'est dans les détails qu'il faut juger une société et non dans les grandes lignes », considère Azza Filali, pour qui « le patriarcat n'est pas près de disparaître ».
« Pauvre Emna, toi qui viens nous donner des leçons de liberté, tu aurais dû commencer par toi-même ! […] Lâche donc cet ordinateur et bouge-toi ! Appelle Lotfi, allez nager, faites l'amour comme des déments, demande à Fatima de te donner la recette de riz djerbien, sois vivante, bon sang ! Tu dégoulines de culture et tu ne sais pas vivre ? »
La modernité un leurre ?
L'écrivaine, qui a déjà plus d'une dizaine de livres à son compte, n'avait encore jamais publié un livre sur la condition des femmes. Toutefois, si elle concède la teneur engagée de son ouvrage, elle rejette résolument l'étiquette de roman féministe. « Je ne milite pas pour une cause, j'essaye de comprendre là où le modernisme commence et là où il s'arrête », affirme-t-elle. Azza Filali s'intéresse aussi aux citadines à travers le portrait de Emna : « Les femmes dans les villes sont en fait très conservatrices. La préparation des fêtes, leur apparence, tout doit être coché. » D’ailleurs la soi-disant modernité de la tunisoise finira par voler en éclats. « Pauvre Emna, toi qui viens nous donner des leçons de liberté, tu aurais dû commencer par toi-même ! […] Lâche donc cet ordinateur et bouge-toi ! Appelle Lotfi, allez nager, faites l'amour comme des déments, demande à Fatima de te donner la recette de riz djerbien, sois vivante, bon sang ! Tu dégoulines de culture et tu ne sais pas vivre ? », lui lance Houria, une habitante dans la force de l'âge.
« La nécessité de vivre pleinement »
L'intrigue ne tient pas à la réussite ou à l'échec de la mission de l'Union européenne dont le rôle est remis en cause dès le début du livre et dénoncé comme « une ingérence » par l'un des personnages. L'autrice voit elle-même des « relents de colonialité » dans ces « prétendus efforts » d'émancipation féminine. Sans remettre en cause le combat pour l'égalité femme-homme, l'autrice estime que la quête du bonheur individuel et « la nécessité de vivre pleinement », sont tout aussi importants. C'est peut-être à ce niveau que le roman offre une lueur d'espoir. La rencontre de ces femmes de milieux différents réussit à produire un déclic chez certaines, en passant par la protagoniste principale qui choisit de mettre à distance sa vie d'épouse docile.
Leurs réunions régulières, sous l'égide d'Emna, où elles échangent tout autant sur leurs difficultés économiques que sur les pressions familiales ou la sexualité, provoquent une prise de conscience collective et installent dans la durée le besoin de s'unir pour affronter les injustices du quotidien. Une certitude demeure à la fin du récit : la nécessité de prendre en main son destin.