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Par Rola Abou Hashem - journaliste et correspondante de "Radio Nisaa FM" à Gaza, Palestine.
Lundi 29 janvier 2024… Cette douleur est trop difficile à supporter, trop difficile à comprendre
Il y a certaines épreuves dans la vie qui vous donnent l’impression que vous êtes sur le point de perdre la tête à force d’en observer les détails et les conséquences… Seule la foi en Dieu et la soumission face au destin, au bien et au mal, nous permettent de rester solides. C’est le seul baume pour nos cœurs. Pour l’amour de Dieu, comment se fait-il que 115 jours d’agression contre Gaza se soient écoulés, comment se fait-il que le monde entier ne se soit pas révolté ?
Comment avons-nous perdu tout ce que nous avons perdu, toutes les personnes… toute cette destruction de pierre et de nature, alors que les gens autour de nous continuent à vivre leur vie sans aucune considération pour l’ampleur du désastre qui nous a frappés ? Comment puis-je vous dire ce que je ressens, que je suis sur le point de perdre la raison chaque fois que je réfléchis aux conséquences réelles de ce que l’occupation, en appuyant brutalement et criminellement sur un bouton, a réduit ma maison et tout ce qu’elle contenait à un tas de pierres ? Et cela n’est pas seulement arrivé à ma maison, mais à celles de quatre-vingts familles, mes voisins dans la Tour 3 du logement national, composée de deux bâtiments adjacents de neuf étages chacun. Il y a huit appartements par étage. Il n’en reste que les décombres… et vous savez déjà très bien qu’il y a des milliers de bâtiments qui ont été ainsi détruits par l’occupation depuis le début de l’agression.
Chaque bâtiment a sa propre histoire, sa propre douleur, sa propre dévastation, des sentiments qui ne peuvent être compris que par ceux à qui ce mal a été infligé, ceux qui souffrent à cause de la destruction de leur propre maison et qui ne peuvent rien faire pour empêcher l’injustice de voir détruire leur propriété. Je m'emporte lorsque je repense aux détails de ma nouvelle maison dans laquelle je recevais des visiteurs il y a moins d’un an et demi… Certains de mes amies n’avaient même pas encore eu le temps de venir me rendre visite. Je les aurais encore attendus pour une tasse de café : nous nous donnions au moins un an pour fêter cela !
Mais comment ma maison a-t-elle pu s’effondrer de la sorte ? Comme ça, sans aucun préambule, sans aucun avertissement ! Comment deux appartements distincts se sont-ils retrouvés l’un ouvert sur l’autre, au niveau de la rue, alors qu’ils se trouvaient au septième étage, avec une vue magnifique sur la mer au nord de Gaza ?
Comment notre salon, et l’autre où nous recevions du monde, les chambres des enfants, ma chambre, ma cuisine—mon coin préféré qui, à lui seul, m’a coûté autant que le reste de la maison—comment tout cela a-t-il pu disparaitre ?
Chaque détail de chacune de ces pièces, de ces coins, tout était une victoire personnelle, me faisait ressentir une joie immense qui faisait danser mon cœur. C’est ce que je ressentais à chaque fois que je rentrais chez moi avec un nouveau meuble. Aujourd’hui, l’occupation a transformé toutes ces petites victoires en une tente de condoléances qui est perchée sur ma poitrine et qui est sur le point de me tuer.
Comment la moindre trace de quatre-vingts appartements a-t-elle pu être effacée en un instant ? Comment tous ces meubles, toutes ces installations ont-ils pu fondre ?
Chaque bâtiment a sa propre histoire, sa propre douleur, sa propre dévastation, des sentiments qui ne peuvent être compris que par ceux à qui ce mal a été infligé.
J’ai l’impression d’étouffer à chaque fois que l’un de mes effets personnels ou ceux de mes quatre enfants me manquent. Chaque fois que je me rends compte que je ne les reverrai pas, que je ne les utiliserai plus, chaque fois que je me souviens des cadeaux que j’ai reçus pour la maison, dont la plupart sont encore dans leur emballage, inutilisés, des vêtements de mes enfants, de leurs jouets, de tout ce que nous avons laissé à la maison, à l’époque où nous avions encore l’espoir de revenir au bout de quelques jours.
Comme je regrette d’avoir quitté ma maison si tôt le matin du 7 octobre, si précipitamment. Rongée par la peur et l’incertitude de la situation, j’ai laissé derrière moi tout ce que je possédais…
J’aurais aimé pouvoir prendre toutes les pièces de ma maison et tout ce qu’elles contenaient ! J’aurais aimé—au moins—prendre un peu plus de temps pour partir, prendre ce qui aurait pu m’aider à faire face à la dureté de ces jours si difficiles. Tout ce qui me manque aujourd’hui était abondamment présent dans ces couloirs. Je n’aurais jamais imaginé qu’il était possible que je quitte ma maison pour toujours…
Je le jure, si j’avais su que je ne reviendrais jamais, je ne serais jamais partie !
Mon entourage me console en me disant que « l’argent peut être compensé », mais le désastre est que le prix de ma maison n’est pas seulement monétaire… je l’ai payée avec ma santé, ma lutte, la patience de mes enfants, le travail et dur labeur de mon mari, notre combat commun dans cette vie. C’était la belle récolte de dix ans de patience et de souffrance dans des appartements en location ! Cela nous a coûté des heures d’attente pour effectuer des transactions dégoûtantes à la banque, dans les ministères et dans certaines institutions privées ; nous avons dû supporter des semaines de tergiversations de la part des parties chargées de la construction de la tour. Elle nous a coûté de pénibles voyages dans les magasins en phase de finition, voyages qui ont volé mon bien-être et occupé mes pensées pendant des mois… Elle nous a coûté toutes nos économies, l’effort des journées que j’ai passées à finir chaque coin de la maison, les meubles, tous les détails… Quant à son prix financier, il sera payé par versements au cours des dix prochaines années. Nous n’en avons payé qu’une seule, pour l’instant…
Seules ma mère et mes collègues de travail connaissent et comprennent le véritable coût de ma maison, et ce que cela signifie pour moi de la perdre à cause d’une guerre injuste.
Je ne sais pas pourquoi j’écris ceci, pourquoi je m’attarde sur tous ces détails, sachant que je n’ai même pas parlé une seule fois de mon déménagement sur les médias sociaux. Je suivais les conseils de mes amies—je gardais les choses privées pour les garder en sécurité !
J’ai été discrète, j’ai été patiente, et maintenant tout brûle et me brûle le cœur, me laissant avec les braises de mes souvenirs les plus précieux. Je sais que la guerre a accablé de nombreuses personnes de pertes et de malheurs qui dépassent certainement les miens, mais la perte de ma maison me donne l’impression d’avoir perdu une partie de moi-même et de mon âme.
J’écris parce qu’il y a une lourdeur qui s’est installée au plus profond de moi, et si je reste silencieuse, je pourrais mourir de chagrin et de douleur… c’est trop difficile à supporter, trop difficile à comprendre !