Elles naviguaient la nuit comme le jour et par tous les temps, mettant les bateaux à l'eau, réparant les filets, préparant les appâts, tirant les embarcations à sec. Il n'était pas rare qu'elles accouchent en pleine mer ou sur le rivage, berçant leur progéniture dans un sac pendant qu'elles travaillaient. Elles savaient reconnaître les vents et s'orienter avec les étoiles ; elles bravaient à la rame ou à la voile les tempêtes et le calme plat aux côtés d’un père, d’un mari ou d’un fils qui ne pouvait pas se permettre de payer un marin.
Pourtant, les pêcheuses éoliennes ont complètement disparu de la mémoire de l’Italie. De fait, plus personne ne souvient d’elles même là où elles furent protagonistes, il y a encore quelques décennies.
Anthropologue et spécialiste de contes populaires, Macrina Marilena Maffei a mis en lumière leurs histoires submergées, révélant le caractère erroné d'un modèle patriarcal qui attribue depuis toujours la terre aux femmes et la maîtrise des mers aux hommes.
Des plus de mille récits oraux qu'elle a collectés en une trentaine d'années de recherche, il ressort que le rôle des femmes dans l'archipel était fondamental dans toutes les sphères productives, y compris la pêche.
La femme du pêcheur suivait son mari en mer tout comme la femme du paysan accompagnait ce dernier dans les champs, explique Maffei, rappelant que la vie était extrêmement dure dans cette contrée d'Italie entre eau et feu, où les pulsations de la terre sont une présence tangible à la fois réconfortante et effrayante.
Leur activité intense ne doit cependant pas être comprise comme une volonté d'autonomie et de modernité, précise la chercheuse, mais comme un besoin désespéré de survie. Dans les bateaux, après tout, la hiérarchie des rôles et la répartition des tâches étaient établies par le chef de famille et la femme exécutait celles que son mari lui confiait.
Dans ces petites communautés, les hommes exerçaient un contrôle social strict et ces navigatrices intrépides ne sont certainement pas passées inaperçues tandis qu’elles se comportaient au large, avec leurs longues jupes et la tête couverte, exactement comme leurs camarades. A l’inverse, leur vie à terre était très différente au point qu’elles devaient se baigner sur des plages leur étant réservées afin d’éviter la promiscuité.
Le travail féminin était sans aucun doute un moteur indispensable de l'économie éolienne : dès leur plus jeune âge, les filles faisaient les vendanges, cueillaient les olives, les câpres et les herbes sauvages au bord des falaises. Elles préparaient aussi des conserves pour l'hiver, cultivaient les légumineuses et pêchaient à mains nues les calmars et les tortues (1). Une fois adultes, elles vendaient ou troquaient leurs produits, suivant la petite route tyrrhénienne vers Naples et Salerne des grands navires salins de la fin du XIXe siècle, ou l’itinéraire local vers Milazzo, Messine et Palerme.
L'archiduc Louis Salvator d'Autriche, géographe, botaniste, linguiste et ethnographe, naviguant sur son voilier en Méditerranée, avait noté dans ses carnets : « à Salina et Stromboli notamment, ce sont les femmes elles-mêmes qui conduisent les bateaux poupe en avant, de sorte qu'il n'est pas difficile, même de loin, de reconnaître les bateaux de femmes. » (2) L'intellectuel français Alexis de Tocqueville, en 1826, assista lui-même à l'arrivée d'un bateau de pêcheuses de Stromboli avec au moins trois générations à bord.
Si les femmes éoliennes allaient déjà à la pêche seules ou avec les membres masculins de la famille au milieu du 19ème siècle, les compétences féminines en matière de pêche n'étaient pas une conséquence de l'émigration au début du 20ème siècle, comme on le croyait dans le passé. Le traitement salarial, à l'époque comme aujourd'hui, discriminait les femmes en leur offrant une rémunération bien inférieure à celle des hommes : même si elles faisaient le même travail, leur capacité de production était considérée inférieure « par nature » à celle des hommes, et elles étaient donc moins bien payées.
En Sardaigne et sur l'île de Ponza, les femmes avaient l'habitude de pêcher avec leurs maris, et dans les Marches et les Pouilles, elles préparaient les filets et conservaient les produits de la pêche. En Suède, en Norvège, en Irlande et dans l'ouest de l'Espagne, les femmes participaient souvent aux travaux en mer. Il existait également des groupes de pêcheuses indépendantes, comme l'a montré Paul Thompson dans ses recherches sur les cultures maritimes (3). Mais, contrairement à ce qui se passe ailleurs, ces petites îles volcaniques isolées n'avaient pas de division claire du travail, de sorte que les femmes étaient pleinement impliquées dans chaque tâche.
Bien qu'elles représentent une particularité absolue sur la scène nationale et internationale, ces pêcheuses qualifiées n'ont jamais été considérées comme une ressource de l’identité humaine à protéger et à valoriser. « Leur absence dans l'historiographie éolienne des dernières décennies correspond finalement à la négation de la valeur sociale et culturelle des activités professionnelles maritimes des femmes durant cette même période. En d'autres termes, ce qui est souvent arrivé aux femmes dans de nombreux pays s’est vérifié également dans les îles Éoliennes : on leur a tout simplement refusé le droit à la mémoire. Confinées dans le royaume étanche du silence, les femmes pêcheuses sont devenues invisibles pour la communauté insulaire et sicilienne. » (4)
Certains ont préféré les oublier, les considérant comme un symbole d'extrême pauvreté. En outre, avec l'émigration des années 1950, beaucoup d’entre elles sont parties et celles qui sont restées sont maintenant trop âgées pour se souvenir.
En 2017, le président italien Sergio Mattarella a décerné la légion d’honneur aux quatre dernières femmes pêcheurs survivantes. L'une d'entre elles, Rosina Taranto, avait commencé à travailler sur un bateau à l'âge de cinq ans. Bien que piégées dans une société archaïque, ces navigatrices représentent un exemple paradigmatique du travail des femmes au-delà de tous les stéréotypes de genre.