Nabila Hamza
Avec l’arrivée des premières femmes sociologues sur la scène académique dans les années 1960 et 1970, c’est « l’irruption du féminin dans la discipline ». Une nouvelle catégorie, sous forme de variable, fait alors son apparition dans les recherches : la variable « sexe ». Celle-ci devient un objet sociologique à part entière, permettant de prendre en compte les expériences et les besoins spécifiques des femmes, ainsi que les rapports entre les sexes.
Les termes employés pour aborder ces spécificités sont variés : on parle tantôt de la « condition des femmes », tantôt de la « condition féminine » ou de la variable sexe. L’usage de la notion de genre, tel qu’on le connaît aujourd’hui, n’était pas encore établi. En introduisant ces thématiques, ces chercheures ont participé à déconstruire les modes de pensée traditionnels et les catégories analytiques, notamment leur perspective androcentrique, c’est-à-dire la tendance à considérer les expériences masculines comme la norme.
Sur le plan conceptuel, ces sociologues ont enrichi l’analyse sociologique en introduisant des concepts clés comme les « relations de pouvoir et de domination », le « patriarcat », ou encore la « division sexuelle du travail ». Ces notions permettent de mieux comprendre les dynamiques de domination et de discrimination au sein de la société tunisienne.
Elles ont également élargi le champ des études sociologiques en y intégrant des sujets souvent négligés, tels que le monde rural, les transformations de la structure familiale, le travail des femmes, les rituels culturels ou encore les stéréotypes de genre. Ces thématiques étaient rarement abordées par leurs collègues masculins.
Des catégories jusque-là sous-étudiées
Une part significative des travaux de Lilia Ben Salem, décédée en 2015, s’est concentrée sur l’éducation et les inégalités de genre dans le système éducatif tunisien. Dans l’une de ses études notables, intitulée "Femmes et enseignement en Tunisie : une égalité en trompe-l’œil", elle analyse les taux de scolarisation des garçons et des filles, leurs choix de carrière, et met en lumière les défis et obstacles auxquels les filles sont confrontées dans le domaine de l’enseignement.
Les femmes ne sont plus simplement une « catégorie » ou une variable sociologique, mais deviennent une catégorie critique qui interroge le discours sociologique lui-même.
Lilia Ben Salem s’est également intéressée à des catégories jusque-là peu étudiées, comme celle des ingénieur.e.s. Son analyse conclut à la persistance des inégalités en termes de choix de filières et de performances académiques, lesquelles restent influencées par des stéréotypes de genre et des attentes culturelles.
De son côté, Sophie Ferchiou a étudié la participation des femmes tunisiennes au marché du travail, notamment dans les contextes ruraux et informels. Son ouvrage "Les Femmes dans l’agriculture tunisienne" (1) est à la fois un témoignage de la marginalisation des femmes dans le processus de modernisation et une critique du discours occidental sur les femmes, tel qu’il se reflète dans la conception et la mise en œuvre des projets internationaux de développement.
Les recherches des deux sociologues ont montré comment les femmes peinent à concilier travail rémunéré et responsabilités domestiques, tout en développant diverses stratégies pour y parvenir.
Ces pionnières ont incontestablement enrichi la recherche sociologique en Tunisie, en introduisant de nouvelles thématiques, de nouvelles méthodologies et en produisant des connaissances plus inclusives et nuancées. Elles ont également contribué à une meilleure compréhension des dynamiques sociales et, en particulier, des dynamiques de genre.
Ce travail novateur a ouvert la voie à l’émergence d’une sociologie féministe en Tunisie, quelques décennies plus tard, et constitue un héritage durable dans le paysage académique.
Nouveaux objets de recherche et engagement féministe
Les prémisses de la deuxième vague de sociologues femmes se situent autour des années 1990, avec l’émergence d’une génération marquée par des changements théoriques et sociétaux significatifs. Ces transformations ont exercé un impact crucial sur la réflexion sociologique. Cette seconde vague coïncide avec la féminisation des effectifs universitaires en Tunisie, notamment dans les sciences sociales et humaines, ainsi qu’une décentralisation de la formation sociologique. Elle s'inscrit également dans le contexte de l’arabisation de l’enseignement de la sociologie et, plus largement, des sciences sociales. Ce phénomène, que l’éminent sociologue tunisien Abdelkader Zghal qualifie d’« indigénisation des sciences sociales », a profondément marqué le paysage académique.
La sociologie de cette période est également influencée par les courants féministes, tant au niveau mondial que national, ainsi que par les théories et concepts qui les accompagnent. En Tunisie, cette période voit la naissance d’un mouvement féministe indépendant, incarné notamment par l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). De nombreuses jeunes sociologues, comme Dorra Mahfoudh, Ilhem Marzouki ou Fatiha Saidi, s’y reconnaissent et s’y engagent activement.
Cet engagement militant incite ces chercheuses à introduire de nouveaux objets d’étude et à explorer des thématiques peu analysées jusque-là : la violence de genre, la sexualité des femmes, les droits reproductifs, le travail domestique non rémunéré, les politiques publiques ou encore la question de la laïcité.
Ainsi, Ilhem Marzouki s’intéresse aux liens entre islam et droits des femmes, tandis que Dorra Mahfoudh analyse la place des femmes travailleuses dans le mouvement syndical tunisien et les obstacles qu’elles rencontrent. Lilia Labidi, pour sa part, offre une contribution notable en étudiant les attitudes et pratiques relatives à la sexualité en Tunisie.
L’articulation entre théorie, recherche et engagement féministe est particulièrement visible dans plusieurs travaux. Ainsi, dans son ouvrage Le Mouvement des femmes en Tunisie au XXᵉ siècle : féminisme et politique, Ilhem Marzouki adopte une approche socio-historique pour analyser cette dynamique. Elle restitue le contexte social, culturel et politique de l’époque tout en explorant les stratégies de plaidoyer et les parcours des organisations féminines.
Vers une sociologie du genre
Les recherches rattachées à la sociologie du genre, portées par des chercheuses comme Dorra Mahfoudh, Mounira Charrad ou Abir Kréfa, bouleversent les catégories académiques traditionnelles : concepts, méthodes, objets et sujets du savoir. Les femmes ne sont plus simplement une « catégorie » ou une variable sociologique, mais deviennent une catégorie critique qui interroge le discours sociologique lui-même.
Cette transformation a conduit à la création de chaires et de masters en études de genre dans plusieurs facultés des sciences humaines. L’intégration d’une perspective sexo-spécifique et de la construction sociale des sexes comme catégories d’analyse a marqué une mutation significative des paradigmes des sciences sociales en Tunisie.
Bien que les programmes d’études féministes restent limités en nombre, ils jouent un rôle clé dans la transmission de l’histoire du mouvement féministe et dans la prise de conscience des inégalités. Un rapport de l’UNESCO sur les études de genre en Tunisie souligne leur importance : « Les programmes d’études féministes jouent un rôle crucial dans la transmission de l’histoire du mouvement féministe et dans la sensibilisation aux inégalités. »
Même si les études de genre sont parfois perçues comme un sous-genre de la sociologie et discréditées sur cette base, elles apportent des contributions essentielles. Aujourd’hui, la sociologie a tout à gagner en intégrant la perspective féminine et féministe, ses approches et ses pratiques, dans sa vision d’un monde en perpétuelle transformation.