Cette publication est également disponible en : English (Anglais) العربية (Arabe)
Lorsque mon chauffeur habituel, qui me conduit régulièrement entre la Jordanie et la Syrie, m'a informé que la route était à nouveau ouverte pour les détenteurs du passeport syrien, je n'ai pas hésité un instant. Malgré les mises en garde qui me conseillaient d'attendre que la situation se stabilise, que l'on sache qui contrôlerait le poste frontalier ou comment les factions armées, souvent rigoristes, allaient traiter les femmes, j'ai choisi de rentrer immédiatement.
Ayant vécu des épreuves difficiles en tant qu'avocate, journaliste et mère, je voulais être parmi les premières à retourner pour respirer l'air de cette Syrie qui nous ressemble et à laquelle nous appartenons. Cette patrie représente tout pour nous, c’est le berceau de nos rêves et de nos combats.
« Je suis un ami jordanien »
Pendant mon absence, qui n'a duré que quatre jours pour assister à la conférence « ARIJ » sur le journalisme d'investigation, le régime est tombé et les frontières ont été fermées avant de rouvrir deux jours plus tard. Un profond chagrin m'envahissait de ne pas être sur le sol syrien pour vivre ces moments de victoire. Pourtant, les instants passés dans la salle de conférence m'ont apporté un réconfort unique : 750 participants venus de tout le monde arabe se sont levés pour saluer la Syrie et sa victoire. Cette scène m'a fait sentir que je n'étais pas seule. Les félicitations affluaient, rendant l'atmosphère encore plus chaleureuse.
Simultanément, les rues de Jordanie vibraient de joie. Les Jordanien.ne.s célébraient cette victoire avec enthousiasme, surtout celles et ceux ayant des proches détenus dans les prisons du régime d'Al-Assad. Ils scandaient l'expression « Je suis un ami », devenue un symbole de résistance au régime.
À la frontière syro-jordanienne, le drapeau de la révolution
Après avoir franchi la frontière jordanienne, où l'on a vérifié simplement notre nationalité syrienne, nous sommes entré.e.s en Syrie. Là, plus de fonctionnaires, plus de portraits d'Al-Assad ni de drapeaux du régime. À leur place, un petit poste arborant le drapeau aux étoiles rouges était tenu par de jeunes Syriens, certains masqués, d'autres à visage découvert, tous accueillants et respectueux. Derrière eux flottait le drapeau aux trois étoiles. Ils n'ont prêté aucune attention à ma tenue, à mon accent ou à ma ville d'origine. Ils nous ont accueillis avec respect tandis que nous chantions : « Lève la tête, tu es un Syrien libre. »
Sur le chemin, du quartier d'Al-Mazzeh à la rue Khaled ibn al-Walid dans le quartier Al-Itfaiya, en passant par les attroupements devant le commissariat de police, le palais de justice et le souk Al-Hamidiyah, femmes, enfants et hommes dansaient et chantaient leur bonheur. Ces rues familières aux Damascènes portaient désormais les couleurs de la liberté.
Les Syriens chérissent leur révolution unique, non issue d'une faction ou d'un groupe spécifique, mais fruit des sacrifices de tous. Le premier prix payé fut la vie de Hamza al-Khatib, le premier enfant tombé, suivi de tant d'autres comme Mazen Hamada, dont le corps a été retrouvé portant les marques de la torture dans les geôles du régime. Tous les Syriens ont offert ces sacrifices pour renverser un régime despotique régnant depuis 54 ans.
Bien que l'avenir reste incertain, une certitude demeure : des milliers de détenus ont été libérés des prisons, et des millions ont envahi les places publiques dans une joie indescriptible, un bonheur jamais vécu auparavant dans l'histoire de la Syrie.
« Lève la tête, tu es un Syrien libre. »
Vers un État citoyen après des décennies d'injustice
Aujourd'hui, des millions de Syriennes partagent des sentiments mêlés de joie, d'euphorie et d'appréhension. Comme beaucoup, mon amie Kinda, 30 ans, n'arrivait pas à croire à la chute rapide, après 14 ans et 10 jours depuis le premier cri de liberté. Cette jeune femme, désabusée depuis les élections truquées de 2021, oscillait entre incrédulité, bonheur et larmes.
Tout comme ses concitoyens, Kinda a grandi sous les hymnes du parti Baas glorifiant le « leader » unique. Avec le déclenchement de la révolution, elle a vécu un rêve mêlé de peur et de patience durant 14 ans. « Nous avons appris nos droits en tant que citoyens et le sens de la citoyenneté active. Aujourd'hui, nous nous unissons pour poursuivre le changement espéré et bâtir un État citoyen », dit-elle.
De son côté, Safa, coach en programmation neurolinguistique, exprime des émotions similaires : « À 44 ans, j'attendais ce moment durant toute une vie. J'espère que cette nouvelle étape s'accompagnera de progrès pour les droits des femmes et d'un renouveau éducatif, depuis les écoles jusqu'aux initiatives citoyennes. »
Pour Sana, 38 ans, enseignante en philosophie à l’université Jaramana, la victoire a d'abord été synonyme de joie intense, avant que les images des détenus torturés ne ravivent des craintes. « Mais ces doutes se sont dissipés lorsque nous nous sommes unis dans la rue pour apporter aide et soutien », raconte-t-elle.
Sana insiste sur l'importance du retour des réfugiés et des déplacés pour contribuer à la reconstruction civique et politique du pays. Elle appelle également à documenter méthodiquement les crimes commis afin de demander justice à l'échelle internationale.
« Avec amour, nous la reconstruirons » : des initiatives de jeunes
Dès le premier jour de la victoire, Maha, pharmacienne résidant au cœur de Damas, a rejoint la foule, incrédule devant la chute d'Al-Assad, pour danser en brandissant le nouveau drapeau syrien. « Pendant une semaine, je suis sortie chaque jour sans craindre qu'on juge ma tenue, » raconte-t-elle. Les initiatives sociales pour soutenir ce changement ont commencé immédiatement : « Notre amour pour notre pays s'est manifesté lorsque nous avons vu l'aube de la victoire. »
Sur les airs de « Avec amour, nous la reconstruirons », des groupes de jeunes se sont mobilisés spontanément pour nettoyer les quartiers de la capitale. Les scouts de l'église de la Croix ont nettoyé les quartiers d'Al-Qassa' et Bab Touma, tandis que d'autres bénévoles se sont occupés des universités et des quartiers de Jaramana. Les initiateurs de ces actions menées sans coordination préalable proclamaient : « C'est notre pays. Nous sommes aujourd'hui unis. Non aux ordures dans les rues, non à la corruption, oui à la citoyenneté et à un État qui protège tous ses citoyens, femmes et hommes, dans toute leur diversité. »