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Louise Aurat
Le public n'a pas fini de prendre place, qu'ils et elles sont déjà installé.e.s sur scène, prêt.e.s à confier leurs histoires. Un léger sourire esquissé sur leur visage, chaudement éclairé par la lumière orangée du projecteur et assis.e.s le dos bien droit. Les neufs narrateurs/trices de ce soir, sont concentré.e.s. Et à voir leurs regards papillonnant de gauche à droite, sûrement aussi un peu intimidé.e.s. Ce ne sont pas des professionnel.les, cette représentation clôture une série d'ateliers hebdomadaires, organisés par le théâtre Bab El Hkyat (« la porte des histoires » en arabe), auxquels ils et elles ont pris part pendant trois mois au Caire, pour apprendre à se raconter.
Soumaya se détache du groupe assis face à l'audience, pour prendre place seule devant le micro. Elle porte une veste rouge, assortie à son rouge à lèvres, qui met en valeur son sourire. « Qui, enfant, n'a pas rêvé de s'échapper avec Alice, au pays des merveilles ? » commence-t-elle par questionner. Petite fille, Soumaya s'identifiait au compagnon d'Alice, le lapin blanc, à cause de ses deux dents du milieu, plus grandes que les autres. Ce trait distinctif lui a valu des moqueries en grandissant, sans que cela ne soit au départ un complexe pour la fillette qu'elle était. Le thème de cette soirée porte sur les railleries voire discriminations, que nous sommes beaucoup à subir à un moment de notre vie, pour une particularité physique ou un trait de caractère spécifique et qui peuvent nous affecter durablement. Une autre narratrice, née de mère syrienne et de père égyptien, a choisi de parler des remarques racistes auxquelles elle a été confrontée en raison de la clarté de sa peau ou de son accent. De la timidité à la couleur des cheveux, chaque différence devient le sujet d'une anecdote marquante à partager.
Une majorité de femmes
Bab El Hkyat célèbre ses dix ans d'existence cette année. Au départ, les ateliers ne se déroulaient que sur quelques jours à Alexandrie, deuxième ville d’Égypte. Dorénavant, ils existent aussi dans la capitale et sont plus nombreux sur l'année. La directrice artistique, Horia El Dkak, initie les inscrit.e.s au jeu d'acteur en passant par le travail de la voix et celui de la gestuelle. Les ateliers comprennent aussi une phase d'écriture. En plus du thème de la représentation finale, une quinzaine de sujets plus ou moins légers sont discutés durant chaque session d'apprentissage tels que l'addiction, des moments clés dans la vie, les hommes et les femmes dans les proverbes populaires. Des soirées à thème se tiennent aussi chaque année à l'occasion de la Saint-Valentin ou encore pendant le mois de Ramadan et la fin de l'année.
Ce vendredi du mois de novembre rassemble cinq femmes et quatre hommes. Une exception, car les femmes sont toujours majoritaires parmi les participant.e.s. « L'envie de parler est plus présente chez elles », constate Horia El Dkak. Des ateliers réservés aux femmes, sans performance publique, sont également proposés. « Certaines n'avaient pas envie de la mixité ou bien les époux refusaient de donner leur accord. Ces ateliers permettent d'établir un lien de confiance », indique Horia.
Un espace d'épanouissement personnel
Pendant les représentations, Horia s'installe au premier rang. Elle s'en tient à son rôle. Elle transmet, écoute, conseille, elle ne monte pas sur scène. « J'ai grandi au milieu d'une fratrie de cinq enfants. J'étais très calme, au point que je n'étais pas visible. Quand on ne te remarque pas, cela à des conséquences », dévoile la jeune femme de trente cinq ans. Elle le répète aux participant.e.s : « Tu parles pour être vu et entendu. » Les ateliers de Bab El Hkyat sont bien plus qu'un espace artistique.
Soumaya, âgée de 41 ans, traversait une période mentalement difficile, les ateliers l'ont aidé à surmonter ces problèmes. « J'ai gagné confiance en moi et appris à exprimer ce que je ressens de manière juste », livre-t-elle après sa performance. Deux de ses étudiantes, à qui elle enseigne la littérature anglaise à l'université, sont venues l'écouter. « Ta voix est superbe ! », s'exclame l'une d'elle, la félicitant.
Les histoires sont entrecoupées de chansons interprétées par Ahmed, fidèle membre de Bab Al Hkyat et reprises avec enthousiasme par l'assistance. C'est au tour de Dalia, une habituée elle aussi, de s'avancer et de prendre la parole. Elle fait face au public pour la septième fois. Un accomplissement pour celle qui considérait que parler devant les autres représentait un défi, notamment au moment des ateliers : « J'avais peur du jugement des autres. Mais le fait de ne pas prendre la parole, c'est encore pire. J'ai appris à accepter les divergences d'opinions. ». La quarantenaire retrace justement son cheminement ce soir. Plus jeune, elle n'avait pas peur de dire ce qu'elle pensait, quand elle le jugeait nécessaire. Les choses ont changé lorsque l'animateur de la chorale de son école lui a demandé du jour au lendemain de quitter le groupe, sans explication. « Je n'ai pas compris, mais je n'ai plus eu envie de revivre une telle expérience et je me suis tue. » Les mains qui tremblent, la difficulté à trouver ses mots, Dalia a plusieurs fois vécu cette situation dans la suite de son parcours scolaire, y compris à l'université. Bab Al Hakayat a libéré quelque chose en elle.
Au fur et à mesure des ateliers, Horia a observé qu'il était souvent plus difficile pour les hommes d'exprimer leurs sentiments, y voyant pour certains une atteinte à leur virilité. « Souvent, ils commencent à parler de nourriture ou bien de leur amour de jeunesse. Il leur faut du temps pour parler de choses plus profondes », fait remarquer la directrice artistique, qui s'est récemment formée en psychologie pour mieux accompagner ses apprenants. Ces ateliers amènent parfois à une meilleure intercompréhension des genres. « Un participant est venu me voir un jour à la fin d'une session et il m'a dit que s'il avait eu connaissance de cette initiative avant, il aurait participé des années plus tôt et sa vie aurait changé, car il aurait pu comprendre les femmes autrement », se souvient Horia.
Une thérapie collective
Des membres d'Alexandrie sont venu.e.s jusqu'au Caire pour soutenir les narrateurs/trices. Les proches sont aussi nombreux parmi le public, comme Saoussan, mère de l'une des participantes : « Je vis avec eux en entendant l'histoire. Ce n'est pas juste des souvenirs, c'est quelque chose qui vient du cœur. » Déclencher une relation d'identification chez les spectateurs/trices, est l'un des effets escomptés lors de ces représentations. Horia décrit Bab El hkyat ainsi : « un théâtre qui nous ressemble », un espace où l'on transmet des messages et auquel tout le monde peut se joindre. Dans ce sens, Hiba se sent responsable quand elle partage son histoire sur scène : « Oser dire quelque chose que les autres ne peuvent pas dire, c'est comme une thérapie de groupe. » Cette psychologue, spécialisée dans les troubles alimentaires, a décidé de raconter comment petit à petit, elle a renoncé à se prendre en photo après qu'une tante lui ait suggéré de « maigrir pour apparaître jolie ». « Je parle pour m'aider moi, mais aussi les autres », assure Hiba. En tout cas, du côté des participant.e.s interrogé.e.s, tous se rejoignent sur ce point ; sur le plan personnel, il y a eu un avant et un après Bab El hkyat.