Ghada Hamrouche
La vie de Fatma Haddad - alias Baya se prête à des interprétations contradictoires. Pour certains, elle fut prisonnière du regard colonial, épouse et mère confinée par le patriarcat. Quant à sa peinture, elle est jugée tour à tour trop agréablement décorative, ses personnages trop effrayants, et son style trop naïf. D’autres voient encore dans cette femme une féministe lumineuse avant l’heure.
Alice Kaplan, autrice du livre, « Baya ou le grand vernissage », nouvellement publié aux éditions Barzakh, s’interroge sur cet aimant qui l’a poussée à explorer la vie de la plasticienne. Quelles sont les raisons de son intérêt pour cette Algérienne à la mémoire écartelée entre les deux rives de la Méditerranée ?
« Que des femmes comme Baya aient disparu de l’histoire artistique et littéraire relève d’un phénomène mondial. Il existe sans doute des milliers de cas comparables, mais celui-là m’a interpellée dès que j’ai vu pour la première fois des œuvres de Baya, écrit l’autrice. En Algérie, où elle est une véritable icône, tout le monde la « connaît » – comme on connaît un mythe. En France, où elle a fait ses débuts, elle est pratiquement oubliée. Mue par mon vieil amour des archives, j’ai pu mettre la main sur des documents inédits, ce qui m’a permis de donner chair aux acteurs de ce drame binational. »
Mais qui est donc Baya?
En 1947, âgée de presque 16 ans, Baya accède à une notoriété soudaine. Quelques années plus tôt, orpheline, elle vit dans la pauvreté avec sa grand-mère à la périphérie d’Alger. Pour s’occuper, la préadolescente dessine des robes inspirées des magazines de mode. Elle est repérée au hasard d’une rencontre par Marguerite Caminat, artiste et amatrice d’art, qui la prend sous son aile et encourage sa pratique artistique.
L'écrivaine et historienne américaine Alice Kaplan raconte dans le menu détail l'histoire de Baya, prodige de l'art moderne, découverte à 15 ans lors d'une exposition à la galerie Maeght en 1947. La jeune fille crée l’événement à Paris. Son art coloré, ses motifs épurés, ses toiles aux couleurs luxuriantes ou ses poteries qui évoquent un imaginaire personnel en résonance avec les contes kabyles, lui valent des louanges de l’élite intellectuelle et artistique parisienne. Georges Braque, François Mauriac, Albert Camus la portent aux nues. Lors d’un séjour en France, Baya travaille à ses modelages à l’atelier Madoura où elle côtoie Picasso. Une amitié et un respect mutuel naissent de cette rencontre.
Après un début de carrière époustouflant, Baya connaît une longue éclipse artistique avant de revenir à la peinture pour ne plus jamais la quitter. Aujourd’hui, son travail est exposé dans de nombreux pays. Le livre d’Alice Kaplan fait découvrir aux lecteurs ses multiples facettes, dont certaines méconnues, recourant à un travail minutieux sur les archives, sans pour autant cacher les limites de celles-ci et se pencher sur ses propres interrogations.
Ses créations sont un moyen de résilience et de résistance face aux oppressions coloniales et patriarcales
Fine connaisseuse de l’Algérie, l’enseignante en littérature française à l’Université de Yale signe un livre riche, foisonnant, fourmillant de détails, où les petites histoires racontent la grande Histoire.
L’un des mérites d’Alice Kaplan est de restituer le contexte historique de l’époque. L’autrice de “Maison Atlas” dépeint parfaitement la vie artistique dans le Paris de l'immédiat après-guerre, avec les premiers soulèvements en Algérie et leurs répercussions politiques en France. « Pour ma part, grâce à l’histoire de Baya, je ne verrai plus jamais sous le même jour la France de l’après-guerre », affirme Alice Kaplan, qui a découvert les tableaux de Baya lors d’une exposition, en 2018, à New York.
Connexions
Baya Mahieddine est une artiste dont l'œuvre est marquée par des motifs vibrants et une iconographie unique, célébrant la féminité et la nature. La sensibilité de Baya se manifeste à travers des figures féminines stylisées, des animaux et des éléments naturels qui se mêlent dans une danse harmonieuse de couleurs et de formes. Ces représentations sont, non seulement un hommage à son environnement et à ses racines, mais aussi une expression de son monde intérieur riche et complexe.
Kaplan, avec son regard aigu et sa plume délicate, capte cette essence féminine qui traverse l’œuvre de Baya. Elle décrit la manière dont l’artiste, en dépit des défis personnels et des bouleversements historiques, a su créer un langage visuel puissant et émancipateur. L'autrice s'intéresse particulièrement à la dimension personnelle de l'art de Baya, mettant en lumière comment ses créations sont un moyen de résilience et de résistance face aux oppressions coloniales et patriarcales.
Le livre explore également la propre quête de Kaplan pour comprendre Baya. Cette recherche est marquée par une identification et une connexion avec l'artiste, ce qui enrichit le récit d'une dimension autobiographique. Kaplan partage ses réflexions et ses sentiments, rendant son ouvrage profondément humain. Par ailleurs, son approche sensible permet au lecteur de percevoir non seulement l'art de Baya, mais aussi l'impact de ce dernier sur les femmes artistes contemporaines et sur Kaplan elle-même.
« Baya ou le grand vernissage » d'Alice Kaplan est un hommage vibrant à une artiste et à la puissance de l'art féminin.