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Photo principale: Portrait de Gisèle Pelicot par Ann-Sophie Qvarnström. Creative commons.
Beaucoup de choses ont été dites, écrites, pensées et anticipées sur le procès des viols de Mazan et sur l’incroyable courage de Gisèle Pelicot, devenue une véritable icône tout au long d’un procès initié le 2 septembre et clos le 19 décembre dernier. Et pourtant, au moment où le verdict a été rendu, scellant le sort de Dominique Pelicot et des 51 accusés jugés avec lui, on se prend à vouloir revenir sur les moments forts de ce procès, sur cette histoire sordide et douloureuse, rendue publique grâce à la détermination et à la force d’une femme qui a subi dix ans durant, sous soumission chimique, les viols de son mari et des dizaines d’hommes qu’il avait recrutés sur internet.
Cinq personnes de 36 ans à 72 ans - jardinier, chauffeur routier, carreleur, retraités - sortent libres là où le parquet avait requis à leur encontre 10 ans de réclusion, avec des peines allant de 3 ans de prison dont deux avec sursis. Les magistrats n’ont pas souhaité faire de ce procès exceptionnel un procès exemplaire, préférant appliquer le principe de l’individualisation des peines plutôt que d’adopter des sanctions historiques. « ...C’est compliqué de demander à des magistrats de prononcer une peine au nom de nos combats, raconte Ovidi, réalisatrice et écrivaine féministe, dans l’entretien qu’elle a accordé à Médiapart. C’est là qu’il y a un décalage entre nos volontés militantes à nous et la réalité de la justice. » (1)
Ce n’est cependant pas toujours la voie choisie par les magistrats, ainsi dans le cas du procès pour le meurtre de l’assassinat de Samuel Patty, le professeur d’histoire décapité à la sortie de son collège par le jeune terroriste islamiste tchéchène, Abdoullakh Anzorov, les peines ont largement dépassé celles requises par le ministère public.
Violence et déni
L’incarcération pourra-t-elle pour autant permettre à ces hommes de prendre conscience que les actes qu’ils ont commis étaient bel et bien un viol alors que la plupart d’entre eux porteront dans leur geôle, le déni qu’ils ont affiché durant le procès. Un procès qui s’est déroulé sous le signe d’une certaine violence institutionnelle marquée par l’indigence de l’espace et du temps : c’est dans une salle d’audience exigüe que Gisèle Pelicot a été obligée de côtoyer pendant plusieurs semaines ses violeurs, tandis que le manque de temps n'a pas permis d’élucider les autres abus dont elle a été victime.
De la violence qui s’est glissée dans cette succession d’audiences, on se souviendra de brutalité du débat judiciaire, de la victimisation secondaire dont Gisèle Pelicot a fait l’objet de la part des avocats de la défense : les doutes sur sa sédation, les questions déplacées sur sa sexualité, le reproche d’une prétendue indulgence accordée à son mari...
« Chacun.e est libre des moyens de sa défense, c’est la pierre angulaire du procès équitable. Mais terroriser la victime, c’est très contre-productif, souligne L’avocate Anne Bouillon dans un entretien à La Déferlante (la revue des révolutions féministes). L’efficacité d’un système de défense se mesure à l’aune du résultat obtenu, et ce n’est pas rendre service à l’accusé que d’attaquer la victime. »
On gardera aussi en mémoire la polarisation à laquelle s’est livrée cette même défense contre les féministes, les accusant d’interférer dans les débats, où encore responsabilisant uniquement Dominique Pelicot pour mieux blanchir les 51 individus assis sur le banc des accusés. Et que dire de cet avocat se propulsant à l’extérieur du tribunal pour insulter, au nom de son client, les féministes venues apporter leur soutien à Gisèle Pelicot.
Comment désigner enfin cette complicité masculine entre accusés, s’encourageant mutuellement au moment des interrogatoires, se tapant sur l’épaule, faisant preuve de « décontraction inappropriée », selon les mots de l’avocate générale, qui a dénoncé dans son réquisitoire « une impression dérangeante de communion » entre eux. Est-ce vraiment dans un univers carcéral exclusivement masculin que ces hommes pourront regarder en face les viols qu’ils ont commis et être en capacité de se remettre en cause ? Ces hommes qui, selon leurs dires « n’avaient pas l’intention de violer » mais ont disposé du corps sédaté d’une femme comme d’une chose sans se poser la moindre question.
Les femmes, elles, ont appris à dénoncer les violences sexistes ; aujourd’hui, il appartient aux hommes de comprendre en quoi et comment ils participent de cette domination sexuelle à leur encontre.
Solidarité féminine
A illuminer tant de noirceur, il y a eu toutes ces personnes, en grande majorité des femmes, venues soutenir et accompagner Gisèle Pelicot, l’acclamant au fil des audiences par le crépitement de leurs applaudissements. « Grâce à vous tous, j’ai eu la force de mener mon combat jusqu’au bout. » a-t-elle déclaré à la foule qu’elle avait pris l’habitude de remercier à chacune de ses sorties de la cour criminelle de Vaucluse à Avignon.
Il y avait aussi dans le public des femmes et des hommes, qui s’étaient déplacé.e.s pour se confronter à leur propre parcours, toutes et tous souhaitant soutenir celle qui a fait « don de son histoire » pour changer la donne. Leurs témoignages sont à réécouter dans le documentaire sonore de France culture « Les pieds sur terre ».
Cette solidarité féminine et féministe, qui s’est répandue dans toute la France, et au-delà de ses frontières, a permis d’interroger en profondeur la culture du viol qui s’insinue de manière systémique dans les rouages du patriarcat. Il s’agit désormais de se livrer à un sérieux travail de déconstruction : les femmes, elles, ont appris à dénoncer les violences sexistes ; aujourd’hui, il appartient aux hommes de comprendre pourquoi et comment ils participent de cette domination sexuelle à leur encontre.
Pour une révolution des mentalités
C’est sans aucun doute cette prise de conscience qui a fait émerger un des mots clefs de ce procès : « consentement » que l’on retrouvera inévitablement gravé dans la nouvelle loi sur le viol que devrait adopter la France. Selon l’analyse d’Amnesty International, en Europe, 19 pays sur 31 - Allemagne, Belgique, Chypre, Croatie, Danemark, Espagne, Finlande, Grèce, Irlande, Islande, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Royaume-Uni, Slovénie, Suède et la Suisse - définissent le viol comme un rapport sexuel non consenti.
Si on ne peut que se réjouir que la France s’aligne sur ce type de juridiction, il est vain de penser que cela résoudra tout. Pour la philosophe Laurence Duvillairs, la valeur du consentement ne peut s’inscrire dans le cadre de rapports hommes-femmes régis par l’inégalité et la domination masculine : « On s'autorise sur la femme des choses parce qu'elle n'est pas considérée comme égale. Cette situation d'inégalité sociale et politique pousse à m'interroger sur ce que vaut le consentement. Que vaut le consentement quand la femme n'est pas l'égale de l'homme ? ». (2)
Une recherche sous la direction de Myrian Carbajal et Annamaria Colombo, professeures auprès de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) abonde dans ce sens. Elle éclaire la manière dont les femmes ont intériorisé l’obligation d’accepter des rapports non désirés : « Si les jeunes femmes interrogées se sentent davantage redevables de sexe que les jeunes hommes ,écrivent-elles, c’est qu’elles et ils sont soumis à des attentes de comportements lié à un système de représentations binaires de la sexualité appelé « l’hétéronormativité » (3). Ainsi 73 % des femmes et 59 % des hommes français adhèrent à la croyance selon laquelle « par nature, les hommes ont plus de besoins sexuels que les femmes». Cette conviction influence les pratiques des femmes à qui il arrive d’avoir des rapports sexuels sans envie.
Il est donc clair que la révolution des mentalités passera inévitablement par un combat politique contre les inégalités de genre, la mise en place de programmes d’éducation sexuelle et relationnelle dès la maternelle, un démantèlement culturel des strates millénaires de violence sexuelle, qui imprègnent tout autant les récits fondateurs de nos mythologies que celui des contes populaires des « belles endormies », jusqu’au catalogue foisonnant des expressions et des stéréotypes misogynes.
En faisant en sorte que la honte change de camp, c’est ce vaste chantier que Gisèle Pelicot a ouvert ... A nous de lui emboîter le pas !
Notes :
- Médiapart (19 décembre 2024) : Ovidie « Ces hommes que nous aimons ou que nous connaissons sont aussi des violeurs »
- France Culture (29 novembre 2024) : Procès de Mazan, penser l’après.
- The Conversation (13 octobre 2020) : « Dette de sexe » : pourquoi les femmes se sentent parfois obligées d’accepter des rapports non désirés.