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Nombreux sont ceux qui ne savent pas que le droit à la liberté d’expression est garanti par la loi en Syrie, expressément dans l’article 3 du Code de la presse, publié en 2003, qui dispose que :
« Le travail médiatique s’appuie sur les règles fondamentales suivantes : la liberté d’expression et les libertés fondamentales entérinées dans la Constitution de la République arabe syrienne ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’Homme et les conventions internationales pertinentes ratifiées par le gouvernement de la République arabe syrienne. »
Toutefois, cette liberté est loin d’être absolue. Et cela en vertu de nombreux autres textes de loi, tels que le Code pénal, les lois relatives à la cybercriminalité et le Code de la presse lui-même. La Cour de première instance au Palais de Justice est compétente pour juger toute personne portant atteinte au Code pénal, au Code la presse et aux lois relatives à la cybercriminalité dont la Cour pénale peut se charger pour certains articles.
Les lois susmentionnées ne sont pas les seules lois qui entravent le travail médiatique d’un point de vue purement juridique. En effet, il existe d’autres procédures et pratiques souvent discrètes, à savoir les sanctions disciplinaires figurant dans les articles du Code du travail. Nous allons nous y pencher dans ce qui suit.
Mises en garde, avertissements et baisses de salaires… des sanctions « légères »
La journaliste syrienne « Jeanette » (pseudonyme) n’a pas pu retenir ses larmes quand elle a reçu un avertissement de la part du directeur de son service pour avoir haussé le ton en abordant le sujet qu’elle souhaitait décortiquer dans un de ses articles. Tout ce qu’elle voulait, c’était s’atteler à quelque chose de parfaitement normal selon elle, à savoir « la lecture d’un livre » afin d’en rédiger une critique littéraire. Sauf que “Jeanette” ne savait pas qu’il s’agissait d’un écrivain boudé. Pour ses collègues, oser écrire un article sur son livre ne servait qu’à redorer le blason de l’écrivain en question. Son directeur s’en est donc pris à elle lorsqu’elle défendait son idée et s’est même empressé d’exercer son pouvoir disciplinaire à son encontre. Et ce, en lui adressant, par le biais du bureau des affaires juridiques de l’organe de presse où elle travaille, un avertissement ainsi que des menaces visant à alourdir sa sanction au cas où elle s’obstinerait à « hausser le ton durant les discussions ».
« Jeanette » revient sur cet incident pour Medfeminiswiya : « Je ne me soucie pas de l’avertissement. Au fond, ce qui m’inquiétait c’était le pouvoir de contrôle et le fait qu’on me refusait la chance d’exprimer mon opinion. Je me suis sentie reléguée au rang d’élève dans une salle de classe. J’avais l’impression qu’il me remettait à ma place. »
Dalal Ibrahim, quant à elle, a connu une expérience différente. « Pour ma part, je n’ai jamais été exposée à des sanctions de façon directe. Cependant, le risque de sanction plane toujours sur nous. Nous avons le couteau sous la gorge, ce qu’on vit comme une source de frustration, qui s’ajoute à toutes les autres frustrations inhérentes à notre métier. Écrire un mot anodin dans une traduction prend des heures et des heures de discussion. In fine, l’article traduit est supprimé en entier sans raison plausible ni critères clairs » nous confie-t-elle.
La journaliste Balsam Khadija nous fait part aussi de ses souffrances dans le milieu journalistique. Elle affirme qu’elle n’est pas la seule à subir ces souffrances mais que bien au contraire, ses collègues sont dans la même situation : toutes font l’objet de manipulations les forçant à se contenter de demi-solutions afin de ne pas risquer une mutation ou des horaires de travail peu commodes, surtout qu’elles doivent s’occuper de leurs familles. Voilà ce qui a incité Khadija à se rendre à l’évidence après de longs face-à-face sans issue, des années durant. « Sa grosse tête », pour reprendre l’expression employée par le rédacteur en chef, l’aurait empêchée l’accès à des formations extraprofessionnelles pour affûter ses outils et ses compétences.
Khadija de renchérir : « La peur de la sanction qui va de pair avec la peur de l’emprise du directeur affecte sans doute la performance des femmes professionnelles des médias, tant dans les institutions publiques que privées où le favoritisme prend le dessus sur le mérite et ce, au détriment des personnes qui travaillent sérieusement. Mon rédacteur en chef m’a longtemps interdit d’écrire des articles parce que j'osais revendiquer mes droits, prendre part aux discussions logistiques et remettre en question le style de rédaction des infos voire même les sources de celles-ci, sachant que d’habitude, c’est lui qui fait la pluie et le beau temps concernant tout cela. »
Pour finir, elle se rappelle que dans le temps « suite à une décision arbitraire, (le directeur) m’a affectée pour l’horaire du soir qui s’étend entre 19:00 heures et 21:00 heures, malgré le fait que j’habitais une région dangereuse. Lors de notre face-à-face, il m'a simplement rétorqué : "Continue si tu le veux bien, sinon barre-toi".»
La mutation arbitraire et l’interdiction d’écrire
Pour enquêter sur les infractions qui sont monnaie courante dans les médias, Medfeminiswiya s’est également entretenue avec l’écrivaine syrienne Lina Diop qui nous a confié que son approche a été censurée à plusieurs reprises lorsqu’elle écrivait dans la rubrique « Société », et ce pour maintes raisons dont l’emploi de mots tels que « genre » ou « sexe », etc. « À mes débuts, poursuit-elle, j’ai subi une mutation arbitraire dans une autre province. Mais j’ai intenté un procès à l’encontre du directeur général et j’ai obtenu gain de cause. Depuis, je dois faire face à des affrontements. "Futée", "militante" et "turbulente", tels sont les adjectifs auxquels j’ai eu droit parce que j’ai toujours préféré la confrontation. Des années après avoir perdu ce qui aurait pu être considéré comme un succès - à savoir le poste de cheffe de rubrique ou de rédactrice en chef, ou encore des voyages et des formations à l’étranger -, je n'ai aucun regret. Tout ce que j’ai perdu, je le considère comme un acquis à présent. Ma lutte pour mes propres idées et l’affirmation de moi-même se suffisent à elles-mêmes. »
Dernier incident en date : Diop fustige le travail d’un ministre, ce qui a mécontenté des responsables. Ils lui ont donc interdit d’écrire. « Pourquoi toutes ces contraintes dans notre métier ? Sommes-nous en manque de contraintes qui s’ajoutent aux lois entravant déjà la profession de journaliste ? » s’interroge Diop.
Baisses de salaires et licenciements économiques
Dans les médias, les baisses de salaires et les licenciements économiques affectent non seulement les femmes mais les hommes aussi. Nombreuses sont les colonnes signées Fawwaz Khayo, Salman Ezeddine et Ali Diop - entre autres - qui ont été bannies. Le travail de Maan Akel et de Waad Mhanna ne fait pas non plus exception ; Mhanna militant farouchement contre le pillage des sites antiques en Syrie.
Ce dernier nous raconte son expérience avec les sanctions disciplinaires (hormis les procès intentés contre lui dans les tribunaux) : « La guerre médiatique contre moi se divise en deux : une guerre intérieure et une guerre extérieure. Les fers de lance de la guerre intérieure sont tour à tour, le directeur de la rédaction et le rédacteur en chef, avec qui la querelle en est venue aux mains. Nombreuses sont mes enquêtes qui ont été retirées avant l’impression, et mes angles journalistiques ont souvent été censurés. »
La guerre extérieure, quant à elle, a été menée par des ministres ou des gouverneurs, notamment le gouverneur de Damas ou des directeurs généraux des antiquités en collaboration avec le Ministre de l’Information pour m’empêcher de faire mon travail. Pour l’anecdote, un Ministre de l’Information à une certaine époque s’est adressé à mon rédacteur en chef pour me transférer aux archives. Il lui a été répondu que j'étais architecte au sein du journal.
« En 2005, j’ai soumis au journal un dossier étayé sur les antiquités qui s’est vu interdit de publication, nous livre également Waad Mhann. De fait, le directeur des antiquités a dû verser des pots-de-vin à l’ensemble des rédacteurs en chef afin que l’enquête ne soit pas publiée. Mais elle a ensuite été publiée dans Koulouna Shouraka’. Au bout du compte, les sanctions disciplinaires que j'ai subies le plus sont la baisse de mon salaire et l’interdiction d’écrire. »
En Syrie, il est impossible de se procurer des chiffres officiels rendant compte du taux de sanctions disciplinaires qui ont ciblé et ciblent toujours les professionnel.le.s des médias.
Les sanctions disciplinaires : entre le fer des sanctions légères et l'enclume des sanctions lourdes
Pour mieux comprendre les types de sanctions adoptées aujourd’hui, nous nous sommes tournés vers l’avocate Feriale Hasan qui affirme que les travailleur.euse.s tant dans le secteur public que privé sont soumis au même Code du travail régissant toutes les organisations, dont les magazines privés, les gazettes officielles et les chaînes de télévision privées et publiques. Elle précise aussi que toutes et tous sont passibles de sanctions disciplinaires. Aux termes de l’article 68, les sanctions applicables aux travailleur.euse.s se divisent en deux catégories.
En premier lieu, les sanctions légères comprennent :
- La mise en garde par le biais d’une lettre de notification qui mentionne l’infraction commise et souligne la nécessité de ne pas récidiver à l’avenir.
- L’avertissement, qui constitue une sanction légère permettant d’adresser un blâme au travailleur.se pour l’avertir contre le durcissement des sanctions au cas où l’infraction persisterait ou se reproduirait.
- La baisse du salaire, une sanction pour laquelle la réduction ne peut pas dépasser 5% du salaire mensuel de l’employé.e, applicable pour une période d’au moins un mois et d’au plus 6 mois. Le salaire dû à la date de l’application de la sanction constitue le fondement de la réduction.
- Le report des augmentations salariales de 6 mois, une sanction imposée de facto suite à l’application de 3 sanctions légères parmi celles susmentionnées contre l’employé.e pendant une durée d’un an, ou l’application de 5 sanctions légères durant 2 années consécutives.
- Le refus des augmentations salariales, qui prive l’employé.e de son droit aux augmentations.
Alors que les sanctions lourdes comprennent :
- La rétrogradation disciplinaire qui est un déclassement de l’employé.e sur un poste hiérarchique inférieur tout en lui octroyant le même salaire.
- Le licenciement disciplinaire qui vise à licencier l’employé.e tout en respectant ses droits conformément aux lois en vigueur. En aucun cas le l’employé.e licencié.e ne pourra reprendre ses fonctions tant que deux ans au moins ne sont pas écoulés depuis le licenciement.
- Le licenciement, soit l’interdiction définitive de travail tout en respectant les droits du l’employé.e licencié.e en vertu du droit des assurances.
En Syrie, il est impossible de se procurer des chiffres officiels rendant compte du taux de sanctions disciplinaires qui ont ciblé et ciblent toujours les professionnel.le.s des médias. Pour les organisations médiatiques, faire le distinguo entre les professionnel.le.s des médias et le reste des employé.e.s n’est pas une chose aisée: en dépit du fait que les professionnel.le.s des médias appartiennent au syndicat des journalistes qui est habilité à les défendre aussi bien au sein de leurs organisations qu’ailleurs, tous les salarié.e.s sans exception sont soumis aux dispositions des règlements intérieurs desdites organisations. Il n’en demeure pas moins qu’entre les textes et la pratique - surtout vu le caractère arbitraire que revêt celle-ci - les droits et les libertés des Syrien.ne.s travaillant dans ce milieu peinent à sortir de l’ombre.