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Propos recueillis par Inès Atek
Vous avez publié un article détaillé dans le New York Times, le 15 janvier, sur les conditions de vie et les risques sanitaires et psychologiques encourus par les futures mères et leurs nouveau-nés dans la bande de Gaza. Comment avez-vous pu recueillir ces informations alors que la guerre empêchait les journalistes d'y accéder ?

Tout d'abord, j'étais à Gaza en août. C'était la quatrième fois que j'y allais. J'ai donc une certaine idée de ce qu'est la ville. J'ai travaillé avec un groupe appelé "We are not Numbers". Il s'agit d'un groupe [créé en 2015 par l’Observatoire euro-méditerranéen des droits de l’homme], qui encadre de jeunes écrivain.e.s de Gaza, âgé.e.s de 18 à 30 ans. C'est grâce à ce programme d'écriture que j'ai pu nouer des liens avec les habitant.e.s de Gaza.
Lorsque le New York Times m'a demandé d'écrire cet article, j'ai réalisé que je connaissais également un grand nombre de médecins à Gaza et beaucoup de gens grâce à "We are not Numbers".. Parler aux gens à Gaza est très difficile. L'électricité est très rare. Internet fonctionne peu. Les gens fuient, se déplacent d'un endroit à l'autre, vivent dans des tentes. Mais j'ai pu envoyer une série de questions à une femme dentiste qui était enceinte* […]. Elle était diabétique et sa grossesse était à très haut risque. Nous avons réussi à communiquer dans les deux sens. Ensuite, j'ai pu interviewer une autre femme, qui m'a fourni des informations générales. Son téléphone marchait de manière intermittente. Je lui ai écrit il y a une semaine pour lui demander comment elle allait et si elle avait accouché. Je n'ai rien reçu. A-t-elle survécu à son accouchement ? Je n'en sais rien !
« Les femmes sont de plus en plus tenues responsables et blâmées pour des manquements dont les ressorts leur échappent. »
Après toutes ces années de témoignage, d'écriture et de réflexion critique sur l'occupation de Gaza, dans quelle mesure pensez-vous que la situation des femmes a évolué, voire s'est aggravée ?
Je pense qu’en premier lieu, il faut comprendre le rôle des femmes à Gaza. Bien évidemment, il y a toutes sortes de femmes issues de milieux sociaux différents. Elles sont très éduquées bien que souvent au chômage à cause de la guerre. Mais elles sont globalement considérées comme la fondation de la famille puisqu’elles maintiennent son unité. Ce sont elles qui sont chargées de fournir à manger quand bien même la situation est terrible. C’est un poids immense. Une certaine tendance au conservatisme s’observe plus la situation devient contraignante.
S’il y a eu plusieurs mouvements féministes en Palestine, les femmes sont de plus en plus tenues responsables et blâmées pour des manquements dont les ressorts leur échappent. Les violences basées sur le genre augmentent. Les femmes que j’ai interviewées sont mariées à des hommes ayant vécu la torture et des humiliations aux checkpoints. Des hommes brutalisés et souvent sans emplois du fait du contexte économique à Gaza. Ils peuvent alors rejeter leurs souffrances et leur rage sur leurs compagnes, comme cela peut s’observer partout dans le monde au sein de la conjugalité.
A cela s’ajoute le poids de la responsabilité des enfants et du maintien d’un certain équilibre alors qu’elles n’ont pas mangé parfois depuis plus de 24 heures. C’est terrible. [...]. Si vous regardez les taux de mortalité et de blessés, ce sont les femmes et les enfants qui sont les premières victimes de la guerre. [...]. Ce qu'il faut aussi retenir à propos des femmes dans un contexte de guerre, c'est qu’elles n'ont ni produits d'hygiène, ni serviettes hygiéniques, c’est le cas des Gazaouies. Si elles sont enceintes, elles n'ont pas de soins prénataux et ne savent pas où elles vont accoucher. Et si elles parviennent à se rendre à l'hôpital, elles sont confrontées à tous les blessés. Elles ne reçoivent pas toute l'attention dont elles ont besoin et elles n’ont pas d’autres choix que d’accoucher dans des abris de fortune ou des tentes. Plus de ⅔ des hôpitaux ne fonctionnent pas et s’y rendre est dangereux.
De plus, elles sont déshydratées, mal nourries et leur grossesse est à haut risque. Enfin, lorsque les bébés naissent, ils ont toutes sortes de problèmes parce que la grossesse n'était pas saine. Les femmes sont donc particulièrement vulnérables, il ne faut pas sous-estimer cela. Rien qu’autour de la question de la grossesse, on assiste à Gaza à une catastrophe majeure.