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Propos recueillis par Dominique Fromentin, journaliste française
Il y a 51 ans, Morgan naît dans le Morbihan, dernière d'une fratrie de six enfants. Sa mère, Manouche, fait les marchés avec un sens du commerce sans faille, son père, aux aptitudes manuelles innées, est mécanicien.
Dans les années soixante-dix, désireux de vivre avec leurs enfants un retour à la nature, ses parents deviennent producteurs de lait dans une ferme du Morbihan.
« Ma mère était à la traite des vaches, elle faisait le lait et le beurre. Mon père s'est intéressé de près aux machines agricoles. » Une nouvelle agriculture s'impose alors, avec un arsenal de produits chimiques. « Ma mère était très méfiante. On lui donnait des produits à mettre sur les vaches, pour qu'à l'abattoir le cuir de leur peau ne soit pas troué. Elle disait : Ça va passer dans le lait, je ne veux pas mettre ça. »
Morgan qualifie son enfance de paradis. « Déjà parce que j'avais des frères et des sœurs pour jouer. On avait une liberté totale, la rivière coulait en bas du champ... Pas de confort, on était tous les six dans la même chambre. On savait conduire les tracteurs, traire les vaches, on savait aussi se barrer ou ne pas répondre pour ne pas être mis à contribution. L'hiver, on était un peu tout seuls, mais l'été, tous les enfants des copains débarquaient, on dormait dans les greniers à grain... »
L'influence de la vie de vos parents sur votre parcours ?
« Mon père a eu un grave accident sur la ferme, il est resté longtemps à l'hôpital. Ma mère a dû tout prendre en charge. Mon frère aîné, qui avait alors 16 ans, a dû arrêter le lycée pendant trois mois pour l'aider. Les banques ne cessaient de les harceler, il a fallu vendre les vaches. On incitait mes parents à faire de l'élevage hors sol, d'animaux qui ne seraient plus dehors. Ils n'ont jamais voulu faire ça, ils avaient compris que c'était la mort des paysans... »
A 15 ans, Morgan, lycéenne, commence les saisons agricoles, garde des enfants, travaille dans une biscuiterie. Ses études générales la mèneront en fac de philo. « J'ai été confrontée à quelque chose que je ne connaissais pas, la bourgeoisie intellectuelle. J'étais habituée à des adultes qui me parlaient d'égal à égal, là je m'y retrouvais pas. » Alors, à 22 ans, elle prend la tangente et s'inscrit dans une fac d'éducation populaire. « J'ai trouvé ça génial ! J'ai fait énormément de colos, de l'itinérance avec des gamins, j'aime les mettre en situation de faire. »
Entrer en journalisme
Elle sera aussi guide nature dans une réserve naturelle, avec son fiston dans le sac à dos. A la même période, on lui propose un remplacement d'été comme correspondante de presse pour un hebdo, Le Poher. « Il fallait tout faire, qui plus est sur deux cantons ! Et aller sur place pour faire la photo. On était très mal payé, j'allais pas faire garder mon fils, donc là encore, je l'emmenais.
« Ce système est violent envers la nature et les faibles et je l'ai toujours dénoncé. On a fait gicler tous les paysans qui ne se sont pas conformés au modèle industriel qu'on voulait leur imposer. »
Je me suis rendue compte que j'étais invisible. Je posais mon fils à mes pieds, je faisais la photo et j'entendais : « Mais elle est où, la correspondante du Poher ? Avec un enfant dans les bras, on est invisible ! »
En 1999, à 27 ans, elle commence à travailler à RKB, une petite radio . « J'ai été happée par ce media, j'ai trouvé ça magique, léger, on arrive tout seul, on va à la rencontre des gens et on rapporte leur parole. C'est écolo, on fait de la radio avec peu d'énergie. »
« RKB allait mal quand je suis arrivée. » Ils étaient quatre ou cinq à se relayer à l'antenne. J'ai voulu créer un créneau autour de l'environnement et de l'agriculture. Je travaillais en français, les autres en breton. J'adorais aller sur le terrain. » On lui disait : « T'en as pas marre de faire de l'élevage ! A l'époque, se souvient-elle, on ne traitait pas trop ces sujets même si le territoire était très rural. On n'avait même pas Internet, on ne l'a pas eu avant 2013 ! Il fallait vraiment y croire... »
Une moisson de sons
Elle rencontre des naturalistes qui la portent et l'aident à faire des séries. Avec les sons, Morgan est dans son élément, elle en fait des moissons. « Les ramener et les agencer pour les partager avec les auditeurs, c'est formidable ! Etre dans une étable avec une femme au milieu de ses vaches qui dit tout à coup “Oh non, attends, ne donne pas de coups de pied...” C'est génial ! Impossible d'obtenir ça en studio, et d'abord est-ce qu'elle y serait venue ? »
Un jour, elle est en reportage dans un centre qui prélève du sperme de taureaux. « Il y avait là environ 150 bêtes. J'étais enceinte de ma fille. J'ai suivi un monsieur dans un couloir très long et étroit au long duquel se trouvaient les taureaux dans des cases individuelles. Dès que nous avons pris ce couloir, ils ont baissé la tête vers le sol et se sont mis à beugler. Ça faisait une vibration énorme que j'enregistrais... A un moment, j'ai dit “Je crois que je vais pas continuer” – On entend ça sur ma bande d'enregistrement ! – et j'ai voulu faire demi-tour. Cette vibration était telle que j'ai pris peur, j'ai pensé à mon enfant. » Morgan trouve ça bien de laisser s'exprimer ses émotions pendant un enregistrement.
Les auditeurs ont tout de suite accroché ?
« Mais non, dit-elle, comme encore surprise... Je faisais ça dans l'anonymat et l'indifférence la plus totale. Plein de gens me disaient « J'ai pas entendu ... Tu pourrais pas la repasser ton émission... » Rires...
Morgan décide d'apprendre le breton (en cours du soir) le jour où elle met son fils à l'école publique bilingue et fera le même choix pour sa fille. « Il y en a que ça gêne que je parle breton, et aussi que j'aie une formation agricole parce qu'ils aimeraient bien m'attaquer sur ma légitimité. » A 40 ans, Morgan a en effet suivi une formation à l'issue de laquelle elle décroche un brevet professionnel d'exploitation agricole.
Pensez-vous qu'une femme doit être plus légitime qu'un homme ?
« C'est clair ! » Combien de “Madame, vous n'y connaissez rien !” a-t-elle supporté... « Parfois, alors que je maîtrisais bien mon sujet, un homme me coupait la parole pour expliquer à ma place ! » Et puis, pour Morgan, une autre chose est sûre, être une mère qui travaille a été super dur. Jongler avec les nourrices, les réunions, les conférences de presse le soir : « C'est violent, on nous fait sentir qu'on est moins performante, c'est violent pour les enfants aussi, la garderie le matin, la garderie le soir...»
J'ai lu que vous aviez fait 100 km pour une question que vous aviez oublié de poser ?
« Oui, j'avais interviewé Simone Pâris de Bollardière, la femme de Jacques Pâris de Bollardière, le seul général qui a dit non à la torture en Algérie. J'avais oublié de lui demander ce que son mari aurait dit du traitement réservé aujourd'hui aux migrants. J'ai refait 100 km pour avoir ma réponse. Cette dame s'est déclarée pour la défense des sans-papiers. »
En 2021, que dénonciez-vous qui a dérangé ?
« J'ai revu ce documentaire, La Bretagne, une terre sacrifiée*, mais je n'y dis pas grand-chose, je parle d'une enquête que j'avais réalisée sur l'argent public dédié au système productiviste breton. J'y critique un modèle qu'on n'a pas le droit de critiquer. » Avant cela, elle avait témoigné dans l'émission Les Pieds sur terre, sur France Culture. « Ce système est violent envers la nature et les faibles et je l'ai toujours dénoncé. On a fait gicler tous les paysans qui ne se sont pas conformés au modèle industriel qu'on voulait leur imposer. »
Jusque-là, ses émissions sur RKB n'avaient pas eu vraiment d'impact mais le documentaire télévisé a eu une caisse de résonance incroyable. Ça a énormément dérangé, j'ai reçu des menaces sur les réseaux sociaux “On va venir chez toi !” ». Les portes de RKB ont été forcées. En janvier 2021, ils ont ouvert mes clôtures, mis mes double-poneys en divagation, au risque de provoquer un accident. Ma chienne a été empoisonnée. Deux mois plus tard, Morgan trouve un boulon dans son allée et s'aperçoit qu'il en manque plusieurs sur la roue arrière de sa voiture : « J'avais roulé quatre jours comme ça, la roue dévissée avec juste l'antivol. »
Elle dépose une plainte. Faute de preuves, celle-ci aboutira en 2022 à un non-lieu et on lui refusera la protection policière et l'usage d'un numéro de téléphone d'urgence qu'elle demandait.
Heureusement, d'importantes manifestations de soutien* se sont tenues dans son département.
Dernièrement, en mars 2023, ces actes se sont reproduits
Elle avait cru que la médiatisation la protègerait et que l'enquête de police avait constitué une forme de rappel à la loi pour les auteurs. Elle pensait ne plus avoir de problèmes. Mais en mars dernier, une nouvelle fois, on a déboulonné la roue arrière de sa voiture et les portes de RKB ont été forcées. Morgan a de nouveau porté plainte. « Là je suis dans le doute complet, je me demande même si j'ai bien fait de porter plainte. Si le message n'est pas “Si tu ne fais plus de bruit, on te laissera tranquille”. Elle évoque Paul François, l'agriculteur intoxiqué par un herbicide commercialisé par Bayer-Monsanto qui, après avoir gagné son procès contre cette firme, vient d'être violemment agressé physiquement sur sa ferme : “On en a marre de t'entendre et de voir ta gueule à la télé”. « Ça c'est le lobby agro-industriel qui est venu chez lui...», traduit Morgan.
Le fait que vous soyez une femme vous paraît-il déterminant quant aux pressions que vous subissez ?
« Etre une femme m'a peut-être quelquefois aidée car (étant minorée, ndlr) on prenait le temps de m’expliquer les choses, mais à l’époque, je n'avais pas encore déconstruit le patriarcat. On m'a ouvert les yeux depuis, notamment un collectif de femmes journalistes dont je fais partie. On a réalisé qu'on était un certain nombre à traiter de sujets agricoles, environnementaux et à subir des pressions. »
On sent Morgan enthousiaste à l'idée que ce collectif, qui n’a pas encore de nom, se réunisse pour la deuxième fois.