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Le retour des talibans au pouvoir a anéanti tous les progrès durement acquis en matière de démocratie et de droits humains au cours des vingt dernières années. Le pays est entré dans une nouvelle période de répression et d'obscurantisme. Les lois imposées par le régime pénalisent tout particulièrement les femmes, qui sont quotidiennement exposées à de lourdes violences physiques et psychologiques. Ainsi se voient-elles refuser le droit d'étudier, de travailler, ou de sortir sans un tuteur masculin. La pratique du sport leur est aussi complètement interdite. De nombreuses athlètes féminines ont été obligées de fuir à l'étranger pour échapper aux menaces des autorités et des franges les plus conservatrices de la population qui veulent les punir pour avoir osé pratiquer une activité physique.
L'histoire de Zeinab et Zahra
Zeinab étudiait à l'Université américaine de Kaboul quand, en 2016, elle a décidé de rejoindre l'équipe féminine " Free to run " créée par l'organisation à but non lucratif du même nom fondée par l'avocate et activiste française Stéphanie Case. L'enthousiasme de ses coéquipières et l'entraînement constant en groupe lui ont permis de retrouver la motivation qu'elle avait perdue à un moment particulièrement difficile de sa vie.
« Quand j'ai commencé à courir, j'étais vraiment déprimée. Ici, en Afghanistan, c’est très difficile pour une femme de pratiquer des sports de plein air », dit-elle dans le film documentaire de Carrie et Tim Highman présenté en juillet dernier. « L'Afghanistan est en guerre depuis 40 ans : les gens pensent à leur sécurité, à leur survie et à manger, mais quand je parle à des femmes d'autres pays et que je leur dis qu'il est très difficile ici pour une femme de sortir et de faire du sport, elles n’arrivent pas vraiment à y croire », ajoute-t-elle.
Dans l'équipe, Zeineb rencontre Zahra, qui, comme elle, fait preuve d'un grand courage et d'une incroyable persévérance. « Chaque fois que je quitte la maison, j'ai l'impression que je ne pourrai jamais revenir. Il y a peu d'endroits à Kaboul où les filles peuvent courir en toute sécurité », dit-elle, anxieuse, devant la caméra.
La troisième voix du documentaire est celle de Stéphanie qui est une célèbre ultra runner, en plus de travailler en faveur des droits humains dans les zones de conflit. D’ailleurs, le film commence par son départ à la Tor des Glaciers, une course extrême de 450 kilomètres sillonnant les Alpes de la Vallée d'Aoste à laquelle elle a participé en 2021, se qualifiant en troisième position. « L'idée de base de Free to Run est d'être visible en plein air. De manière très différente, nous avons toutes besoin de la même chose : au Canada, aux États-Unis, en Europe, en Australie et dans d'autres pays, les femmes sont encore beaucoup moins visibles sur les sentiers de montagne. Et l’Afghanistan, n'est autre qu'une forme extrême de cette même idée », explique-t-elle.
Après le retour des talibans, les membres de son équipe ont commencé à recevoir des accusations et des menaces pour avoir collaboré avec des organisations étrangères et avoir participé à des activités sportives. L'expérience et le soutien de Stephanie ont été essentiels pour permettre l'évacuation de certaines des athlètes impliquées dans le projet, notamment Zahra et Zeinab.
Grâce à une bourse “Fullbright”, la première est parvenue à entrer aux États-Unis. Elle a obtenu un diplôme de la Southern New Hampshire University et travaille, aujourd'hui, comme consultante financière, mais sa famille n'a pas encore pu la rejoindre. « Il y a tellement d’informations sur le comportement des talibans qui prouvent qu'ils ne respectent pas les droits des femmes, déplore-t-elle dans le docufilm. Sous leur domination [...], les filles et les femmes de mon pays sont retenues captives dans leur propre maison. Je continue à courir et à défendre les Afghanes, mais je n’ai aucun espoir. »
Zeinab, elle, termine ses études au Colorado. « Je suis là physiquement mais pas mentalement, dit-elle, visiblement émue. Je pense à mes proches qui sont restés là-bas. Les talibans ont dit que les femmes ne pouvaient pas aller à l'école, qu'elles ne pouvaient pas travailler, qu'elles ne devaient pas faire de sport. Je continue à courir mais la seule chose à laquelle je pense, ce sont aux femmes et aux filles de mon pays. »
« Chaque fois que je quitte la maison, j'ai l'impression que je ne pourrai jamais revenir. Il y a peu d'endroits à Kaboul où les filles peuvent courir en toute sécurité »
Bien que le travail de son association soit fortement entravé par le nouveau régime, Stephanie continue de lutter pour l'émancipation des femmes, et a déjà lancé un programme similaire en Irak. « La raison pour laquelle je pense qu'il est important que Free to Run continue et que les femmes et les filles aient des activités en plein air ne concerne pas seulement la course et le sport, conclut-elle. Je crois fermement que l'Afghanistan ne trouvera aucune forme de paix ou de stabilité sans la participation des femmes. »
Les joueuses du Herat Footbal club
Dans la foule désespérée qui se pressait à l'aéroport de Kaboul en ce dramatique 15 août 2021 se trouvaient deux sœurs de Herat, Maryam et Zaynab. Elles n'étaient guère plus que des adolescentes quand, en 2014, elles ont rejoint Bastan, l'équipe de football amateur féminine de leur ville créée par l'entraîneur Najibullah Nawrozi. « J'ai fait face à de nombreux risques, explique Nawrozi dans le documentaire Herat Football club, réalisé en 2017 par le journaliste Stefano Liberti et le vidéaste Mario Poeta. J'ai été menacé par les talibans. Ils m'ont intimidé au téléphone et des inconnus m'ont arrêté et malmené dans la rue. Ils m'ont également envoyé des lettres me demandant d'arrêter de former les filles. Je n'ai pas tenu compte de leurs avertissement. Ces filles viennent avec une telle envie de jouer ! Quand j'ai vu à quel point leurs familles me faisaient confiance, j'ai compris que je ne pouvais pas partir. Même si des gens encore plus puissants que les talibans devaient me menacer, me tuer même, je suis prêt à me sacrifier. »
Les compromis acceptés sont nombreux : les athlètes sont obligées de s'entraîner très tôt le matin afin de passer inaperçues et de supporter les vêtements encombrants qui leur sont imposés, notamment les lourdes chemises à manches longues, les bas jusqu'aux genoux et, bien sûr, le voile. « L'équipe était novice, écrit Liberti dans un rapport récemment publié dans Internazionale (1). Les footballeuses n'avaient ni uniforme ni chaussures et étaient obligées de jouer dans une partie latérale du stade... Pourtant, en peu de temps, le Bastan et ses joueuses a commencé à se développer : à trois reprises, lors de matchs amicaux, il a battu l'équipe des soldates italiennes de la base de Herat, tandis qu’il remportait en 2020 le championnat afghan. »
Les filles rêvaient de partir jouer à l'étranger lorsque les miliciens de l'émirat islamique ont occupé le palais présidentiel, les obligeant à renoncer pour toujours à leur plus grande passion : le football. Terrorisées par les fréquentes menaces qu'elles recevaient, nombre d'entre elles ont vécu recluses pendant des mois jusqu'à ce que des députés italiens ainsi qu’une ONG de Florence n’inscrivent leur nom, et celui de leur entraineur, dans la mission d'évacuation "Aquila omnia". Maryam et Zaynab étaient également sur la liste.
Après un voyage de nuit, long et dangereux, pour atteindre l'aéroport de Kaboul déjà assiégé par des milliers de personnes, au milieu de pressions diplomatiques et de moments de grande tension, Maryam a réussi à embarquer avec quelques compagnes et vit depuis en sécurité à Fiesole, près de Florence. Sa sœur Zaynab, quant à elle, a dû rentrer à Herat avec son bébé parce que son mari, devenu un haut responsable taliban, a menacé de tuer toute sa famille si elle ne rentrait pas immédiatement. Dans le podcast que lui a consacré Liberti, Zaynab raconte les violences continues qu'elle a subies pendant sa grossesse et la brutalité de son mari qui l'a progressivement privée de toute liberté.
Lorsque, de retour à Herat, elle s'est adressée aux mollahs pour demander le divorce, en montrant des photos des coups qu’elle avait reçus, son mari l'a fait chanter avec d’autres photos la représentant jouant au football, comme gardienne de but du Bastan. Ayant obtenu la séparation en échange de la promesse de ne pas quitter le pays, elle était retournée vivre avec ses parents peu avant que toute la famille ne soit transférée dans un refuge à Kaboul géré par Pangea, une ONG milanaise très active dans le pays. Après maintes péripéthies, empruntant par une nuit d'avril 2022 une route extrêmement dangereuse, Zaynab et sa famille ont finalement traversé la frontière et ont vécu au Pakistan pendant 7 mois dans un sous-sol à Islamabad en attendant un visa pour l'Italie.
« Fin novembre, la famille a finalement réussi à partir et vit à présent près de Florence, dans un établissement de la Caritas », raconte Liberti à Medfeminiswiya. Les enfants ont commencé leur scolarité et les adultes suivent des cours d'italien. Pour Zaynab, qui a maintenant environ 26 ans, il existe également un parcours thérapeutique pour traiter les traumatismes vécus au cours de ces dernières années.
« Pendant l'occupation de l'OTAN, la société a été déformée par une aide humanitaire et financière massive. Il était donc prévisible que tout s'écroule avec le retrait des troupes, explique le journaliste, qui s'est rendu plusieurs fois dans le pays entre 2016 et 2021. Personne n'aurait pu imaginer, cependant, que le retour des talibans serait aussi immédiat et violent, ajoute-t-il. Leur mouvement est loin d'être uniforme et les miliciens d'aujourd'hui sont très différents de ceux des années 1990, mais les politiques à l'encontre des femmes sont les mêmes. Les joueuses de Bastan, nées dans les années 2000, ont pu vivre sans les dures privations des décennies précédentes. L'idée qu’elles se faisaient des talibans était véhiculée par les récits de leurs parents, mais cette image figée liée au passé est soudain redevenue tragiquement réelle. Le choix de quitter le pays a été très difficile et douloureux, mais il aurait été encore plus difficile pour elles de s'adapter aux politiques imposées par le gouvernement actuel. »
Depuis août 2021, environ deux tiers de l'équipe ont été secourus : l'entraîneur et quatre footballeuses, dont Maryam et Zaynab, sont en Italie et une dizaine vivent au Royaume-Uni.
« Le football représentait pour elles une passerelle vers la liberté, j'ai trouvé cette histoire si intéressante que j'ai décidé de la raconter, conclut Liberti. Pouvoir se retrouver seules entre femmes dans un espace protégé, voyager dans les différentes provinces afghanes lors du championnat national et rêver d'aller à l'étranger pour les prochains matchs leur a permis d'échapper pour un temps à l'horreur de la guerre. Pour certaines, comme Zaynab, il s'agissait d'une activité politique d'émancipation des femmes, une façon de dire : nous sommes là et nous reprenons notre rôle. Celles qui ont réussi à s'enfuir ont immédiatement recommencé à s'entraîner dans d'autres équipes, parce que le sport est désormais un élément fondamental de leur identité personnelle. »