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Faire la fête à quelqu’un (fare la festa a qualcuno, en italien), ne veut pas exactement dire le célébrer… : cela veut dire le tuer, comme on le faisait autrefois dans les campagnes avec les poules, qu’on destinait à la casserole pour les seuls jours de fête. On est loin de la Fête des femmes, bien loin du 8 mars. La référence implicite, ici, renvoie aux féminicides, dont le nombre reste constant depuis des années.
À chaque nouvel épisode de violences commises par des hommes contre les femmes, à chaque fois qu’un féminicide gagne la une des journaux, à chaque fois que les nombres impitoyables de telle ou telle recherche ou de l’ISTAT, l’Institut national de statistique, offrent une photographie des inégalités constantes, voire croissantes, entre femmes et hommes en Italie, à chaque fois qu’un politique, ou un journaliste, ou un présentateur télé se permet des plaisanteries pour le moins malheureuses sur les femmes, nous toutes, en l’occurrence nous qui d’une manière ou d’une autre nous sentons féministes, nous attendons la nouvelle vignette d’Anarkikka.
Anarkikka – de son vrai nom Stefania Spanò, d’origine napolitaine, 56 ans, coupe au bol, cheveux blancs, regard vif et grand sourire – réussit grâce à sa veine ironique à transformer notre déception et notre colère en éclat de rire. Par un détournement [en français dans le texte, N. d. T.] linguistique fulgurant, en jouant avec les phrases toutes faites et les manières de dire, et avec la ligne claire qui est sa marque de fabrique et qui met en valeur les émotions – comme la colère, justement – Anarkikka inscrit les luttes des femmes dans leur contexte politique et culturel plus large, parce que c’est à travers la politique et la culture que s’exprime le patriarcat, et que c’est seulement en le déconstruisant sur le plan politique et culturel que la liberté des femmes peut se faire une place.
Dans le volume Arrêtez de nous faire notre fête, on peut retracer l’évolution du personnage d’Anarkikka et de celui de l’autrice, à travers le choix des images destinées au livre: « ça a été un parcours en marche arrière qui pourtant me faisait aller de l’avant, une tendresse incroyable à regarder les premières vignettes, à dénicher toutes ces choses oubliées», nous raconte Stefania au téléphone. « Il n’a pas été facile de choisir, parce que j’ai une production immense, vu que je dessine d’abord pour moi, par réflexe et par passion, et que c’est seulement dans un second temps que les choses faites trouvent leur voie. »
Le personnage d’Anarkikka « s’inspire à l’origine de ma fille Francesca, dite Kikka, de son adolescence, mais en fait, progressivement, c’est moi qui suis devenue Anarkikka, moi qui suis de nature beaucoup plus « anarchique » », constate-t-elle en riant. « C’est moi qui parle à travers elle ».
Et si aujourd’hui tout le monde connaît Stefania Spanò comme Anarkikka, au point qu’elle figure également sous ce nom sur les affiches de colloques et de débats, sa carrière d’autrice satirique « a en fait commencé tard, il y a une dizaine d’années, après bien d’autres expériences professionnelles et surtout après une longue réélaboration de mon expérience de violence, une histoire dont j’avais réussi à me libérer toute seule à 30 ans. J’avais grandi dans une famille qui ne me témoignait pas d’affection, avec une mère très compliquée, j’avais eu ma fille toute seule à 18 ans, puis j’étais tombée amoureuse d’un homme qui n’était pas le bon. Je suis devenue adulte dans les années 1980, quand on pensait que la parité entre hommes et femmes était désormais chose faite, que les femmes avaient désormais toutes les opportunités, à l’égal des hommes, mais j’ai pu faire l’expérience à mes frais de combien tout cela était faux. »
« La réélaboration de mon expérience a été lente, méditée, et caractérisée par une profonde solitude, surtout du point de vue des relations entre femmes, ce qui était aussi dû à ma condition de fille-mère et donc à la nécessité de commencer à travailler immédiatement, ce pour quoi les relations d’amitié de jeunesse s’étaient tout de suite effilochées », se souvient Stefania. « À un moment donné, j’ai senti l’envie de reprendre le dessin, un talent que j’avais depuis que j’étais petite mais que j’avais dû laisser de côté, parce que mes parents m’avaient obligée à faire un lycée scientifique, au lieu du lycée artistique comme je le désirais ».
Au fur et à mesure qu’Anarkikka prenait forme sur le papier, « ma voix se libérait elle aussi. Moi qui ai toujours été une personne un peu fermée, « scamazzata » (qui s’écrase) comme on dit en napolitain, écrasée par le monde alentour, j’ai pourtant toujours eu une grande confiance en moi, un amour-propre qui a été essentiel pour me libérer de la violence, à côté de la force et de l’inspiration qui me venaient de ma fille, à mesure que je grandissais avec elle », reconnaît Stefania. « La voix d’Anarkikka, sa capacité à saisir et à mettre à nu les pièges du langage, à démasquer les contradictions entre théorie et pratique, entre les discours et le réel, qui servent à réduire les femmes au silence et à invisibiliser ou à manipuler leur vécu, vient aussi de là ».
« Au départ et pendant longtemps je n’ai pas révélé ma propre expérience de la violence », souligne Stefania, « parce que j’avais le sentiment que ce que j’avais à dire avait une valeur universelle, que ça concernait la manière dont on avait l’habitude de parler de la violence, c’est-à-dire en la justifiant, en la diminuant, en l’invisibilisant, et plus généralement la manière dont les femmes étaient vues – et donc traitées – par la société. » Et dans ses vignettes, Anarkikka a fini par incarner le slogan « le personnel est politique », forgé par les féministes des années soixante-dix, qui s’est révélé l’un des principes cardinaux de toutes les pratiques politiques féministes.
Les débuts d’Anarkikka se font sur les réseaux sociaux, qui se révèlent de précieux alliés pour son autrice, dans une phase où les algorithmes ne réduisaient pas drastiquement les bulles de chacun d’entre nous, comme c’est le cas aujourd’hui : « Les réseaux sociaux ont été essentiels pour me faire connaître, quand j’ai eu envie de faire sortir mes créations du tiroir où elles étaient bien rangées. Les vignettes ont plu, elles ont été bien reçues, commentées et partagées, surtout par les nombreuses autres femmes auxquelles Anarkikka donnait manifestement voix. »
À partir de là, les choses sont allées crescendo. C’est le début des collaborations avec des associations et des centres de lutte contre les violences faites aux femmes, « et dire que, moi aussi, j’ignorais l’existence des centres de lutte contre les violences lorsque j’en aurais eu besoin », c’est le début des premières campagnes, des premières expositions qui font le tour de l’Italie. L’Espresso, hebdomadaire d’actualité, lui propose de tenir un blog sur son site, « un blog gratuit, que les choses soient claires, mais que j’ai perçu comme une grande reconnaissance », parce que cela signifiait que les luttes pour l’affirmation de la liberté des femmes faisaient leur entrée dans un média mainstream, touchant un public plus généraliste, de femmes et d’hommes, que le public de femmes plus ou moins féministes qui est depuis toujours le public de référence d’Anarkikka.
C’est depuis ces pages que Stefania a raconté la tumeur au sein dont elle a été atteinte, sa découverte de combien le phénomène était répandu – une femme sur huit en est atteinte – et la signification nouvelle que prend le mot « soin » quand ton vécu personnel se confronte avec celui du monde bouleversé par la pandémie de Covid19, qui a mis implacablement en lumière la fragilité des systèmes sanitaires et les énormes inégalités dans l’accès à la santé.
Si le dessin satirique, aujourd’hui, “est devenu ma profession, que j’en vis ”, reste l’amertume de constater combien « le monde de la bande dessinée est encore, en Italie, un espace essentiellement masculin, où les auteurs et les éditeurs sont des hommes, qui semblent partager la passion pour la bande dessinée dans un état d’esprit presque potache, qui précisément en tant que tel exclut les femmes par principe. Et quand on fait de la place aux illustratrices et aux autrices de bande dessinée, on le fait surtout pour remplir un vide pointé par le marché – celui des femmes, un peu comme ce qui se passe avec la diversité, entendue ici comme orientation sexuelle différente – et non parce qu’on reconnaît et qu’on apprécie les talents des femmes à égalité avec ceux des hommes ».
Mais Anarkikka est féministe, et en tant que telle, elle pense, revendique, demande, accuse, proteste, lutte. Et, depuis la bande dessinée, l’engagement d’Anarkikka s’est souvent traduit en place, manifestation, cortège, sit-in.
Dernière en date, « Sui bambini non si PASsa » (« On ne PASse pas sur les enfants »), manifestation organisée le 17 juin 2021 à Rome, place Montecitorio, devant le Parlement, avec le Comité des « Mères courage », un groupe de femmes auxquelles les tribunaux ont retiré leurs enfants, les jugeant atteintes de PAS, et avec le soutien des syndicats et l’adhésion de nombreuses autres organisations de la société civile.
PAS est l’acronyme anglais de Parental Alienation Syndrome, syndrome d’aliénation parentale. Un syndrome non reconnu par la communauté scientifique, mais qui vaut condamnation pour sur les femmes-mères victimes de violence : elles sont en effet accusées d’éloigner les enfants de leur père – en l’occurrence, des ex-compagnons violents dont elles cherchent à se séparer et dont, très souvent, les enfants ont peur.
Au point que trop souvent, les tribunaux civils et les tribunaux de mineurs, qui décident en matière de séparation et de garde des enfants, finissent par ordonner le placement des enfants en communauté, par en confier la garde aux services sociaux, et par exiger l’interruption ou presque de tout rapport avec la mère, l’objectif étant de recouvrir à tout prix, y compris celui d’une indicible souffrance pour les enfants et pour leur mère, la relation avec le père, jugée prioritaire dans le cadre d’une lecture patriarcale du concept de « biparentalité ». De fait, ce sont les institutions elles-mêmes qui mettent en œuvre ce qui est la menace la plus communément brandie par les hommes maltraitants aux femmes qui cherchent à interrompre une relation violente : « Tu ne verras plus les enfants ».
Stefania ne cache pas une certaine déception, quant à la façon dont se présente le mouvement féministe aujourd’hui en Italie : fragmenté, lacéré par des divisions générationnelles, outre qu’idéologiques, et par les difficultés à trouver des espaces de discussion collective qui permettraient au moins d’identifier des dénominateurs communs, à partir desquels on pourrait monter des batailles qui soient partagées par toutes, « parce que les écarts de pouvoir, le gender gap, la fragilité économique, le plafond de verre qui ne se fissure pas, la violence des hommes contre les femmes, ce sont des problèmes qui sont l’horizon de quiconque se dit féministe ».
En mars, « je retourne enfin présenter mon livre dans deux écoles », annonce-t-elle d’un ton optimiste, « des lieux qui s’étaient complètement fermés à cause de la réaction hystérique des droites et de la Lega [parti nationaliste d’extrême-droite, N. d. T.] face à des concepts identifiés comme de fantomatiques « théories du genre ». Ce sont de petits signaux, mais ils sont importants, face à une résistance au changement, à une restauration patriarcale qui se fait de plus en plus forte. »
Et si elle essaie de tracer un bilan du chemin fait jusqu’ici, Stefania reconnaît que l’une des choses les plus précieuses que lui a données Anarkikka, « ça a été de rencontrer d’autres femmes, de découvrir des affinités, de construire des relations de sororité, de créer de nouvelles amitiés qui ont rempli un vide de ma vie. »