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Par Marianne Roux
Ceinte de tulle pastel et parée d’une grappe de ballons roses et blancs, la porte affiche un Welcome Baby girl assorti du prénom "Dalila" en lettres fuchsia pailletées, contrastant avec l’éclairage blafard des néons. La photo, prise à la clinique de maternité et postée sur Facebook, servira de faire-part pour l’entourage des nouveaux parents.
Dalila fait partie des 3636 bébés qui voient quotidiennement le jour en Égypte, et comme la majorité d’entre eux, elle est née par césarienne. En une vingtaine d’années, le pays est passé d’un taux de 4,6% à près de 60% aujourd’hui (1), se hissant à la troisième place mondiale pour cette pratique, derrière la République Dominicaine et le Brésil.
Rappelons que la césarienne est une intervention chirurgicale qui permet l’accouchement par incision de l’abdomen et de l’utérus. Cette dernière est en général réalisée lorsque les conditions, chez la mère ou chez l’enfant, ne sont pas favorables à un accouchement par voie basse. Elle peut être planifiée en amont ou alors résulter d’une situation d’urgence, mais bien qu’étant une technique fréquente, elle n’en est pas pour autant anodine.
Alertée par les écarts observés entre régions du monde, l’OMS a publié une déclaration en 2015 indiquant que le taux optimal de césariennes se situe entre 10 à 15%. En effet, si la pratique sert à éviter une surmortalité maternelle et périnatale, un recours extensif, comme c’est le cas actuellement en Égypte, n’entraîne aucun bénéfice supplémentaire. Pire, il peut être associé à des risques à court et long terme pour les femmes, notamment au cours de leurs futures grossesses ainsi que pour les enfants.
Si de prime abord l’on associe un taux élevé de césariennes en fonction du degré de développement national, la réalité est bien différente puisque certains des pays les plus riches et les mieux équipés en matière de santé publique maintiennent des taux inférieurs à 20%, comme le Japon ou les pays scandinaves(2). Dans le pays arabe le plus peuplé, ce boom s’explique par une conjoncture de facteurs dont en premier lieu la prédominance du secteur privé et l’absence de régulation des autorités en termes de santé publique.
Une prédominance du secteur privé
Dans les années 80, la majorité des Égyptiennes accouchaient à domicile, entourées d’une accoucheuse traditionnelle (daya) voire d’un représentant du corps médical. À partir des années 90, le pourcentage des naissances au sein d’établissements médicalisés n’a cessé d’augmenter, réduisant les risques pour les parturientes et les bébés. C’est à cette même période que le secteur privé s’est imposé loin devant l’hôpital public dont la perception reste négative auprès de la population. Il est important de mentionner que ce phénomène concerne toutes les classes sociales, même modestes, ainsi que l’ensemble du territoire, peu importe le niveau d’éducation. En effet, les mères préfèrent s’endetter que de donner naissance dans un environnement qu’elles jugent non sécurisant.
La clinique privée met les Égyptiennes dans une plus grande confiance quant au suivi de leur grossesse et à la prise en charge le jour de l’accouchement. Sauf que dans les faits, cet accompagnement ne garantit pas une écoute plus attentive de leurs intérêts et de leurs besoins. Au contraire, les praticiens imposent bien souvent leurs vues et abusent de leur position.
Pour la docteure Nadia Ali(3), gynécologue-obstétricienne diplômée de l’Université de médecine d’Alexandrie, cette situation résulte d’un engrenage qui semble difficile d’arrêter : « Lorsque j’étais étudiante à l’Université en 2012, la césarienne était déjà considérée comme la norme. Nos professeurs nous formaient sur cette pratique à laquelle eux-mêmes ont recours dans les cliniques où ils exercent. Même après notre internat et notre diplôme, la réalité est que nous n’avions que rarement assisté à une naissance naturelle, surtout dans le secteur privé ».
Cette absence d’expérience nourrit une peur chez les jeunes médecins et beaucoup ne se sentent pas capables d’affronter les complications qui pourraient survenir lors d’un accouchement naturel. Pourtant, Nadia Ali assure que celle-ci est infondée : « C’est en m’expatriant en Arabie Saoudite que j’ai redécouvert ma pratique. Ici le système d’assurance de santé fait que l’on ne peut pas procéder à une césarienne sans justification médicale. Je me suis rendue compte que l’accouchement par voie basse n’est pas quelque chose de compliqué et que les difficultés potentielles sont tout à fait gérables. C’est comme n’importe quelle compétence chirurgicale, le praticien arrive à la maîtriser avec l’expérience. Nos patientes méritent que l’on tente un accouchement naturel, c’est le mieux pour elles et leurs enfants, il n’y aucun doute là-dessus ».
Priorité au confort du praticien
Au-delà de ce manque réel de formation, s’ajoutent des aspect financiers et organisationnels non négligeables. En effet, une césarienne est souvent facturée deux fois le prix d’un accouchement naturel, sans compter le confort du praticien qui programme à l’avance le jour de la naissance, s’assurant ainsi de ne pas être de garde la nuit ou les week-end ni de faire face à des horaires prolongés.
La combination de ces facteurs a conduit à l’explosion de césariennes sur tout le territoire national. Dans un long article personnel publié sur le site Mada Masr, la journaliste Yasmin El-Rifae témoigne de son parcours semé d’embûches pour offrir une naissance la plus naturelle possible à son bébé. Faisant part de son souhait à son gynécologue, celui-ci lui répondit « Vous pouvez essayer bien sûr. Mais savez-vous que c’est la douleur la plus atroce après une brûlure corporelle totale ? »
Ce témoignage n’est malheureusement pas une exception mais plutôt le discours dominant en Égypte. Sarah qui a donné naissance à des jumeaux il y a 8 ans confirme qu’elle n’avait pas d’idées préconçues sur l’accouchement : « Avant d’aller voir l’obstétricien, je pensais que j’allais accoucher par voie basse. Celui-ci me l’a clairement déconseillé en me disant que c’était risqué avec des jumeaux. Je l’ai écouté mais je n’ai pas eu suffisamment d’informations ni l’impression d’avoir le choix. Je ne m’attendais pas à avoir autant de douleur après ma césarienne, on ne m’avait pas prévenue. Le personnel m’a forcée à me lever une heure après pour que je puisse retourner chez moi le lendemain. J’ai eu des douleurs terribles pendant une semaine et ne me sentais pas capable de m’occuper de mes fils ». Lorsque sa sœur a accouché naturellement il y a trois mois, Sarah a été stupéfaite de voir que le jour suivant celle-ci pouvait marcher normalement et profiter pleinement de sa fille.
Violences gynécologiques et manque d’éducation sexuelle
Les césariennes menées pour le confort du praticien et non des mères s’apparentent à une violence gynécologique. Même quand les femmes expriment leur envie d’accoucher naturellement, elles se retrouvent quasiment toujours dans l’impossibilité de le faire. Stressées et épuisées par les derniers jours de la grossesse, elles préfèrent s’en remettre à l’avis de leur docteur lorsque celui-ci évoque des risques potentiels, ne sachant pas s’il dit la vérité ou non. D’autres réussissent à accoucher par voie basse mais se voient déclencher leurs contractions médicalement car le praticien veut contrôler le jour de la naissance, sans que cela soit justifié en raison d’un dépassement du terme.
Le système traite la femme enceinte comme une malade devant écouter son médecin omniscient. Dans une société où l’éducation sexuelle reste taboue, les femmes n’ont pas accès aux informations qui pourraient leur permettre de faire des choix éclairés. Les médecins le savent et en jouent, au mépris de l’éthique professionnelle. Au lieu d’accompagner les femmes dans leurs choix, les rendant pleinement actrices de ce moment crucial de leur vie, ils les diminuent en leur indiquant que leurs corps ne sont pas en mesure d’endurer cette souffrance, que leur bassin est trop étroit et que l’accouchement risque de nuire à leur vie sexuelle et au plaisir de leur mari… Par ailleurs, la représentation des accouchements dans les productions audio-visuelles et l’influence des récits de leurs mères et autres femmes de l’entourage plus âgées (qui ont accouché sans péridurale) nourrissent une peur chez les jeunes-femmes qui se retrouvent démunies et penchent donc pour ce qu’on leur présente partout comme une avancée, un avantage de la « modernité ». Leurs amies sont généralement toutes passées par là et leur mari apprécie la liberté de pouvoir choisir la date de la naissance, trouvant cela plus pratique.
Le suivi ultra-médicalisé de la grossesse n’est en rien qualitatif et c’est là où le bât blesse. Les femmes qui font en sorte de trouver un praticien pro-accouchement naturel sont aussi souvent laissées face à elles-mêmes comme Amy : « J’ai pu accoucher par voie basse mais je n’ai pas bénéficié de cours de préparation à l’accouchement, j’ai juste fait des recherches sur internet. Après la naissance, souffrant de baby-blues j’aurais aimé parler à quelqu’un, avoir des conseils sur l’allaitement… ». Hend, qui a eu quatre enfants dont deux par accouchement vaginal, s’est retrouvée en salle de travail avec une équipe qui ne l’informait pas de ce qui se passait, ni lui demandait son consentement : « A un moment on a m’a administré du gaz mais sans me prévenir de quoi il s’agissait, j’ai cru que j’allais m’étouffer alors qu’il aurait suffi de m’expliquer que c’était pour soulager la douleur et que ça ferait effet dans les trois minutes ».
Recourir à la césarienne sans en connaître les conséquences ni les risques dans un pays où les femmes ont en moyenne 3 enfants est problématique. D’autant plus qu’on leur affirme que si elles ont eu une première césarienne, les autres naissances ne pourront se faire naturellement, ce qui médicalement n’est pas justifié. Bien évidemment, les patientes ne sont pas au courant que les césariennes sont associées à de plus grandes difficultés pour l’allaitement et un taux plus élevé de dépressions post-partum sans oublier les répercussions pour l’enfant notamment en termes immunitaires.
Absence de sages-femmes
En Égypte, on choisit le docteur qui va nous assister le jour de l’accouchement -et non pas l’établissement- et ce dernier demeure le seul professionnel avec qui l’on est en contact, créant un lien d’extrême dépendance. A noter que lui aussi est dépendant des politiques internes des cliniques, qui sont souvent pro-césariennes. En fait, le véritable maillon faible du système égyptien est l’absence de sages-femmes qui dans d’autres pays fournissent un soutien indispensable dans la préparation à l’accouchement et à l’accueil du bébé.
Bien qu’une école de sages-femmes ait été ouverte au Caire en 1832 par Mohamed Ali avec à sa tête le Français Antoine Barthélemy Clot-Bey, celle-ci n’a jamais réellement formé de sages-femmes, comme on l’entend dans le système français, nous indique l’historienne Laure Pesquet, dont la thèse porte sur l’éducation à la naissance du XIX siècle à l’époque nassérienne. « Ces sages-femmes, nommées "hakimat", étaient davantage des superviseuses qui chapotaient les accoucheuses traditionnelles. Elles avaient une formation aux premiers secours et à l’hygiène mais servaient surtout à faire le lien avec l’administration, pour l’état civil notamment ».
Dans ce paysage dominé par une course au profit, un mouvement parallèle est en train d’émerger notamment grâce au travail acharné de gynécologues-obstétriciens dont la représentante la plus connue est le docteur Hanaa Abo Kassem. Cette pionnière milite pour redonner confiance aux femmes et leur rappeler les capacités de leurs corps, notamment grâce aux hormones qui jouent un rôle essentiel dans l’accouchement naturel alors que la césarienne représente un traumatisme pour l’organisme.
Dans sa clinique Mum’s Haven fondée en 2016 à Alexandrie, le Dr Hanaa Abo Kassem offre toutes sortes de services pré et post natals et a formé une équipe de doulas(4) pour conseiller les mamans en devenir. L’établissement est fréquenté par de nombreuses expatriées mais aussi par des Égyptiennes issues de classes sociales moyennes supérieures et éduquées, soucieuses des bienfaits d’une naissance au naturel et des formules sur mesure, notamment l’accouchement dans l’eau ou dans la position de son choix.
Certes encore minime à l’échelle du pays et du million de naissances annuelles, ce retour à l’accouchement par voie basse s’accroît lentement mais sûrement dans une société où les femmes s’informent de plus en plus et entendent améliorer leur qualité de vie en donnant la priorité au « sain » (healthy). Les réseaux sociaux reflètent cette tendance à l’instar de l’initiative This is Mother Being lancée par la doula et éducatrice en santé sexuelle Nour Emam qui regroupe 289.000 abonnés sur Instagram. En arabe et en anglais, cette dernière se fait l’avocate de la naissance naturelle mais traite également de sujets comme les règles, le plaisir féminin, les MST et la sexualité en général. Une raison d’espérer pour l’avenir de Dalila et des Égyptiennes dans leur chemin pour se réapproprier leurs corps et la façon dont elles souhaitent donner la vie.
Le taux de césariennes dans le secteur privé atteint même 67% d’après une étude publiée en 2018 par le Population Council ( source )
Trop et pas assez à la fois : le double fardeau de la césarienne
Le prénom et le nom ont été modifiés à la demande de l’interviewée.
Une doula est une accompagnante à la naissance qui apporte soutien émotionnel et physique à la femme enceinte tout au long de sa grossesse et après l’accouchement.