Écrit par Inès Atek
Si cette première publication de l’année propose un aperçu des recherches en cours en Tunisie ou encore des travaux de jeunes doctorants et masterants, son axe principal vient questionner la place des femmes et des luttes féministes dans les sciences humaines et sociales. En particulier, comment la production scientifique est-elle influencée, voire façonnée, par les subjectivités de femmes migrantes comme militantes et parfois chercheures ?
Ce dossier thématique est construit en écho au séminaire de recherche “Chercheures et féministes. Engagement et production scientifique” organisé par Kmar Bendana (historienne, professeure émérite à l’Université de La Manouba) et Khaoula Matri (socio-anthropologue, enseignante chercheure à l’Université de Sousse).
La parole est donnée à trois femmes psychiatres tunisiennes : Ahlem Belhadj, Fatma Charfi et Rym Ghachem. A la fois militantes et universitaires, elles décrivent chacune l’aspect indissociable des luttes féministes qu’elles défendent et leurs parcours de chercheuses. Leurs subjectivités nous enjoignent à mettre en lumière les résistances face aux approches féministes dans la recherche, notamment sur la question des violences faites aux femmes.
Une question occultée, invisibilisant ainsi la réalité féminine en Tunisie jusque dans les années 1990.
Pour ces trois femmes, la société civile et les réflexions qui naissent en son sein sont salvatrices pour la recherche. Elles ont œuvré à inscrire la cause féministe dans le monde universitaire, produisant pour la première fois des données sur la sexualité, soulevant les questions de genre : des avancées primordiales dans la construction d’un plaidoyer pour l’égalité hommes/femmes.
Parcours de femmes : de l’intérêt d’un retour sur soi
La difficulté d’être au monde en tant que femme s’illustre aussi dans les expériences stigmatisantes subies tout au long d’un parcours scolaire, voire universitaire. Parfois situées à la jonction de plusieurs discriminations - entre racisme, sexisme et lutte des classes - certaines ont dû faire preuve d’une résistance implacable pour se frayer une place dans le monde prestigieux de la recherche.
Face à des formes de domination tenaces, il faut souvent redoubler de force et de créativité. Parfois simplement pour accéder à la reconnaissance d’une légitimité à être et à agir dans nos sociétés. C’est bel et bien dans ce contexte que Fatma Oussedik (sociologue à l’Université d’Alger) et Kaoutar Harchi (sociologue et écrivaine française d’origine marocaine) se livrent sur leurs parcours. La première à travers un entretien durant le séminaire et la seconde à travers un compte rendu rédigé par Selma Hentati dans son dernier livre : Comme nous existons paru en 2021 aux Éditions Actes Sud.
Née sous l’impérialisme français en Algérie en 1949, Fatma Oussedik s’est heurtée à de nombreux obstacles. C’est en tant que femme racisée qu’elle a pénétré dans un milieu où l’hégémonie occidentale est de mise : le monde académique. De plus, en tant que sociologue francophone à l’heure de l’arabisation en Algérie, elle a été confrontée aux jugements de ses pairs, soucieux d’établir un rapport utilitariste à cette science. L’institution encore empreinte d’un machisme latent - incarné par ses collègues masculins - n’a eu de cesse de lui renvoyer en pleine figure son statut de femme. Malgré tout, cela lui a permis de développer un regard critique sur la prédominance des femmes à des postes administratifs car trop souvent écartées de la recherche.
Kaoutar Harchi se penche elle aussi sur sa propre condition à travers une enquête autobiographique à mi-chemin entre deux mondes : celui de la recherche sociologique et de la littérature. C'est en analysant des fragments de sa mémoire qu’elle parvient à effectuer un retour à la fois sensible et sociologique sur son enfance en France. En passant par ses propres expériences subjectives, l’autrice parvient avec délicatesse et force à exprimer son engagement scientifique sur les questions d’égalités intersectionnelles.
Féminiser le regard : Les femmes dans la recherche sur la migration
Katia Boissevain (directrice de l’IRMC) annonce dans l’éditorial de la Lettre, l’importance de l’inclusion de regards féminins dans le monde universitaire : des femmes en recherche comme des recherches sur les femmes.
Les derniers articles du dossier thématique sont d’ailleurs consacrés au travail de Camille Schmoll, géographe et directrice d’études à l’EHESS, qui consacre son dernier ouvrage à la migration féminine : Les Damnées de la mer : Femmes et frontières en Méditerranée (2020, Ed. La Découverte).
Longtemps invisibilisées dans la recherche sur les migrations, les femmes sont le prisme de cette étude visant à complexifier leurs expériences. L’intérêt d’une telle étude, au-delà de mettre en lumière les conditions inhumaines des exilé.es, repose sur l’inclusion de l’émotion dans les récits migratoires. Un registre que les hommes ont tendance à exprimer plus difficilement et qui pourtant permet de rendre compte de la multiplicité des manières de vivre la migration. Cette démarche vise aussi à remettre en question la construction d’un universel qui serait avant tout masculin.