«Il y a 70 journalistes, qui ont été tués et ciblés à Gaza…Dire aujourd’hui « arrêtez de tuer des enfants » devient une revendication radicale, c’est complètement hallucinant. On ne va pas se taire, on ne va pas se faire intimider, il faut que le massacre cesse…Ce qui arrive là-bas est tellement horrible, horrible, et personne ne peut dire « je ne savais pas ». C’est le premier massacre en live-stream, en direct sur nos téléphones, nous le savons et il faut que cela s’arrête ».
Ce sont là des fragments d’un discours fort et émouvant adressé vendredi 23 février par Kaouther Ben Hania au gotha du cinéma international, rassemblé à l’occasion de la cérémonie des Césars, qui récompensent chaque année les meilleurs films français. Des propos destinés aussi à l’humanité entière, rythmés par les halètements de l’émotion de la réalisatrice tunisienne des « Filles d’Olfa », qui venait de recevoir le César du meilleur documentaire. Son film, oscillant entre documentaire et fiction, d’où sa grande originalité, a été auparavant sélectionné à la compétition officielle du festival de Cannes 2024 et récolté plusieurs prix importants dans le monde.
Le courage de Kaouther Ben Hania, née il y a 46 ans dans la ville de Sidi Bouzid, berceau de la Révolution tunisienne de 2011, se manifeste également à travers ce film au traitement résolument féministe qu’est « Les Filles d’Olfa ». La réalisatrice de « La Belle et la Meute » (2017), y relate les turbulences de la vie d’Olfa, une mère tunisienne quadragénaire, issue d’un milieu pauvre, qui a vu ses deux filles ainées, Rahma et Ghofrane, basculer en 2013 dans le radicalisme, fuguer et rejoindre l’organisation terroriste Daesh en Libye.
Un dispositif cinématographique inédit
Mais la protagoniste principale, une femme à la personnalité puissante, a quatre filles en tout, et c’est avec Taycir et Eya, les deux plus jeunes filles d’Olfa et leur mère, que Kaouther Ben Hania a décidé de restituer l’itinéraire de ce drame familial, son anatomie et ses répercussions. Pour combler l’absence de Rahma et Ghofrane, la réalisatrice convoque des actrices professionnelles, Nour Karoui et Ichrak Matar, et met en place un dispositif de cinéma hors du commun. Et quand les scènes vécues sont trop dures pour être restituées par Olfa, Hend Sabri, une star du cinéma égyptien d’origine tunisienne, les joue à sa place.
Au fil du film, les traumatismes vécues par Olfa défilent : d’une enfance sans père livrée à la convoitise des voisins, à un mari soulard et pressé, lors de sa nuit de noce, d’accomplir l’acte sexuel dans la plus grande violence, en passant par un amant criminel recherché par la police, prédateur sexuel de ses filles… L’éducation que donne Olfa à celles-ci est marquée pas tant par ses contradictions que par ses blessures et traumas. Elle se focalise sur le plus grand des interdits : celui du corps, dont « ne doit disposer que le mari », brandit-elle dans l’une des scènes. En filigrane, le film présente cette hypothèse : parce que ne pouvant pas disposer librement de leur corps et obéissant au dictat de leur mère et de leur société arabo-musulmane, Rahma et Ghofrane, malgré leurs petites insurrections personnelles, ont opté pour se voiler entièrement. Pour s’effacer de l’espace public et pour mourir symboliquement.
Quant aux hommes qui ont traversé la vie d’Olfa, Kaouther Ben Hania a choisi de confier leur interprétation à un seul et même acteur, Majd Mastoura. Des hommes interchangeables ! Puisque tous ceux qu’a connu Olfa se ressemblent et partagent une attitude basée sur la violence, la domination et l’exploitation envers les femmes.
Entre larmes et rires, l’écriture cinématographique de Kaouther Ben Hania donne une grande place à l’émotion. Les sentiments intenses de ses protagonistes ordinaires ne laissent pas les spectateurs (trices) indifférent.e.s..
« Les filles d’Olfa » est en lice pour les Oscars, qui auront lieu le 10 mars, dans la catégorie films documentaires. Kaouther Ben Hania a toutes les chances de remporter cette distinction, ce sera alors une première dans le cinéma tunisien. Un bel exploit d’une femmes cinéaste ! A condition, bien sûr que son discours enflammé lors de la cérémonie des Césars ne lui porte pas préjudice…