La force des Contemplées, consiste à avoir su redonner toute leur humanité à ces codétenues, des tueuses, des voleuses, des victimes d’erreurs judiciaires ou de lois criminalisant l’adultère et la sexualité libre.
Pauline Hillier, autrice du roman Les Contemplées récemment publié (La Manufacture de livres, Paris, 2023) faisait partie en 2013 du célèbre groupe féministe ukrainien, Femen. Les seins nus, les cheveux sertis de fleurs, ainsi que le veut le modus operandi des Femen, Pauline Hillier s’est trouvée il y a dix ans, devant le Palais de justice de Tunis en train de défendre Amina, une jeune fille tunisienne emprisonnée pour appartenance au même groupe.
Cette manifestation va lui valoir un mois d’emprisonnement dans la prison des femmes de la Manouba, dans la banlieue de Tunis. Elle fera alors l’expérience de la déshumanisation la plus totale, confiscation de son nom, violences de la fouille à nu, brutalités des gardiennes, conditions d’hygiène minimales, privations de toutes sortes…Durant son séjour à la Manouba, Pauline Hillier, qui avait écrit un premier roman en 2014, A vivre couché, a réussi à garder avec elle Les Contemplations de Victor Hugo. Le recueil de poésie lui servira, à défaut de papier, de carnet de bord, où elle écrira à la marge de ses pages un récit prenant et émouvant d’un bout à l’autre, celui des prisonnières du Pavillon D.
« Il y a des tueuses. Il faut faire attention. Il ne faut pas leur faire confiance. Elles te dépouilleront, elles te frapperont, ou même pire. Il y a des folles là-bas », lui siffle un policier chargé de la déposer en prison.
C’est donc sur ses gardes qu’elle pénètre dans les entrailles de la Manouba, elle, la Française, qui ne connait ni la langue, ni les mœurs, ni les coutumes du pays. Sa surprise sera grande dès lors qu’elle saisit l’ampleur de la sororité, de la générosité et de la solidarité qui existent dans ce Pavillon D de 30 m carrés, où elle est jetée avec 28 autres codétenues. Elle découvre en parallèle avec son apprentissage des codes moraux et vestimentaires de la prison, où règne le conservatisme, les histoires de Hafidha, de Samira, de Saida, de Chafia, de « Fuite » (coupable d’une fuite au Bac), de Boutheina, de Warda, de Faiza…Tueuses, voleuses, victimes d’erreurs judiciaires ou de lois criminalisant l’adultère et la sexualité, Pauline Hillier, que tout le monde va appeler affectueusement « Bolona » ou encore la « chiromancienne » pour sa lecture très libre des lignes de la main de ses codétenues est marquée par la dignité des unes et la résilience des autres. La confiance s’installe et à « Bolona », qui écoute sans ciller, elles vont raconter leurs vérités.
Inattendue est sa relation d’une tendresse infinie avec la doyenne de la prison, une meurtrière de 80 ans, qui va la soigner avec l’affection d’une grand-mère lorsqu’elle est terrassée par la fièvre.
« La vieille Boutheina consacre ainsi toute sa matinée à me ramener à la vie. Elle n’est pas allée travailler en cuisine ce matin pour pouvoir rester à mes côtés. Après m’avoir rincé les bras et le visage, elle me redresse, réarrange mes vêtements et mes draps, me nourrit par petites becquées d’une bouillie délicieusement sucrée faite de semoule, de lait, de dattes et de fleur d’oranger…Puis elle m’aide à me lever pour me conduire jusqu’aux toilettes, m’attend derrière la porte, me soutient jusqu’au lavabo et me recouche avec mille précautions. Je l’entends marmonner des prières entre ses lèvres tandis qu’elle accompagne chacun de mes efforts. Je me laisse bercer par leur mélodie ».
« Ce roman d’adieu est pour elles. Aux femmes de la Manouba. A toutes les prisonnières. Aux rejetées. Aux effacées. Aux innocentes. Aux coupables. A mes sœurs du Pavillon D, pour qui je n’ai pas eu le temps d’apprendre à dire au revoir. Besslama »
Entre le bien et le mal, les frontières deviennent poreuses au fur et à mesure, que la romancière tend l’oreille à la complexité du passé et du présent des femmes de la Manouba. La force des « Contemplées » consiste dans la reconstruction de l’humanité des prisonnières : elles n’ont rien des ogresses décrites par le policier au tout début du récit. Elles, qui pour le fait d’être femmes subissent une double peine, la sanction de l’espace carcéral et une profonde stigmatisation sociale.
« Je sais maintenant qu’il y a peu à attendre de la justice pour nous, les femmes présumées coupables depuis longtemps déjà, si ce n’est depuis toujours.»
Il a fallu à Pauline Hillier dix années pour reprendre ses notes gribouillées au hasard des marges des Contemplations afin de pouvoir enfin écrire la somme de son expérience de la Manouba. Son livre, elle l’a rédigé pour qu’on ne les oublie pas, ses petites héroïnes totalement anonymes. Encore plus touchante est la dédicace avec laquelle elle conclue ses Contemplées : « Ce roman d’adieu est pour elles. Aux femmes de la Manouba. A toutes les prisonnières. Aux rejetées. Aux effacées. Aux innocentes. Aux coupables. A mes sœurs du Pavillon D, pour qui je n’ai pas eu le temps d’apprendre à dire au revoir. Besslama ».