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Les destins de femmes aux parcours et aux vocations différents s'entrecroisent sous le siège de la police de Moubarak tandis que leurs paroles, leurs rêves et leurs espoirs nous amènent à réfléchir profondément au sort d'un pays qui, aujourd'hui plus que jamais, est asphyxié par une dictature impitoyable et violente. Celles et ceux qui en font les frais sont avant tout les journalistes, les militant.e.s des droits de l'homme et les dissident.e.s politiques qui encombrent les prisons, mais aussi les simples citoyen.ne.s qui risquent d'être arrêté.e.s ayant oser dénoncer les abus dont elles et ils ont été victimes, ou les difficultés liées à la crise économique.
Les femmes de “Trapped” ont derrière elles des histoires très différentes : certaines sont des militantes personnellement impliquées dans les manifestations contre le régime, d'autres se retrouvent là presque par hasard, bien qu'elles partagent les mêmes revendications. Issues de milieux sociaux et culturels différents, elles souffrent toutes des limites imposées par une société corrompue, réactionnaire et patriarcale. Chacune à sa manière rêve de liberté, d'émancipation, de droits et de dignité pour elles-mêmes et pour le peuple égyptien.
La première histoire se déroule dans un petit magasin de téléphonie mobile situé dans le centre du Caire où, peu avant la fermeture, une jeune fille entre en suppliant le propriétaire de la cacher de la police qui la poursuit. Après une première hésitation due à la peur d'être dénoncée par l'inconnu, la jeune femme se réfugie dans son arrière-boutique jusqu'aux premières lueurs de l'aube. La deuxième histoire se déroule dans un bâtiment historique de la ville : Neama est infirmière et laisse sa fille Farah seule à la maison pour aller travailler, même si elle sait qu'elle ne pourra pas se rendre facilement à l'hôpital en raison des manifestations qui viennent d'éclater. Elle demande à la petite fille de n'ouvrir à personne et l'enferme dans son appartement. Poursuivie par la police, Mona se réfugie dans le couloir de leur immeuble où elle reste bloquée car le portail est fermé par les policiers avec une grosse chaîne. Elle tente de faire ouvrir le portail par des locataires mais ne trouve que la petite Farah, avec qui elle a une longue conversation à travers le judas de la porte. Le dernier épisode est filmé à l'intérieur d'un hammam populaire, où des policiers demandent au propriétaire complaisant de retenir deux manifestants jusqu'à leur retour. Salma est une militante déterminée et consciente de ses droits, tandis que Jihan, qui n'a jamais participé à une manifestation auparavant, semble hésitante et craintive. Emprisonnées ensemble entre les murs de ce lieu au charme décadent, elles se retrouvent à partager des histoires et des confidences avec deux autres jeunes, une employée du hammam et une fidèle cliente.
La bande-annonce de Trapped, du réalisateur Manal Khaled, écrit par Rasha Azab (77', Égypte, 2021). Le film n'a jamais été projeté en Égypte mais a remporté des prix importants à l'étranger lors de nombreux festivals internationaux, tels que le South by Southwest Festival aux États-Unis, le Festival international du film d'Amman, le Festival du film d'El Gouna en Jordanie, le Festival du film sur les droits de l'homme de Beyrouth et le Cinema del Mediterrani en Espagne.
La dernière scène du film montre les quatre filles autour d'un bain d'eau chaude, tandis que l'une d'entre elles demande : "Retournerons-nous un jour dans la rue ?" Une question simple mais profondément symbolique si l'on pense à la situation actuelle du pays, pris dans l'étau d'un régime impitoyable et corrompu qui a anéanti toute once d'espoir dans un possible changement.
"La révolution a été écrasée : nous ne pouvons plus descendre dans la rue pour exprimer notre désaccord, mais notre conscience politique et sociale ne pourra jamais être détruite et, aujourd'hui, elle implique de nombreuses femmes qui se battent également pour des revendications communes, car la plupart des hommes est désormais en prison", explique Rasha Azab, écrivaine, journaliste, militante des droits humains et scénariste du film Trapped. De fait, les statistiques de ces dernières années indiquent une augmentation significative du nombre de femmes cheffes de famille, en partie à cause de la propagation du divorce et du veuvage, mais surtout à cause de l'emprisonnement de leurs maris.

"Les abus physiques, très fréquents en Egypte, sont désormais régulièrement dénoncés par les personnes qui ne sont pas impliquées dans les luttes politiques", poursuit l'autrice, qui a été condamnée à deux reprises à payer une caution importante pour avoir soutenu les victimes de violences sexuelles qui ont choisi de témoigner publiquement. Le cas le plus récent concerne le réalisateur Islam al-Azzazi, accusé de viol mais n'ayant pas encore été condamné faute de preuves. "Pendant mon procès, le juge m'a demandé pourquoi j'avais insulté cet homme et j'ai répondu que je l'avais fait parce que c’était un violeur qui avait détruit la vie de dizaines de femmes. Il m'a alors répondu : ‘ce n'est pas parce qu'il a violé qu'il faut l'insulter’. Le fait de l’avoir insulté publiquement étant presque plus grave pour eux que les abus qu'il a commis. Cela explique clairement le paradoxe et la violence de notre société", raconte Rasha Azab qui a fini par être acquittée des accusations de diffamation et de calomnie qui pesaient sur elle en avril 2022.
De plus en plus de femmes au foyer dénoncent également l'augmentation des prix, comme celui de l’huile, qui a triplé en six mois, et d'autres difficultés causées par la crise économique. "Je pense que c'est une question de pouvoir : en ce moment, les femmes savent qu'elles ont un certain pouvoir et elles utilisent les médias sociaux pour dénoncer les injustices et parler à celles et ceux qui partagent les mêmes conditions qu'elles”, explique-t-elle. Beaucoup publient des vidéos parce que c'est le seul moyen de communication depuis que le régime a fermé les journaux et que les chaînes de télévision sont aux mains de l'armée. Les femmes s'expriment sur les réseaux sociaux tandis qu’Al-Sisi tente d'endiguer ce phénomène par l'emprisonnement".
Selon la dernière mise à jour de la campagne "Till the Last Prisoner" (Jusqu'au dernier prisonnier), il y a actuellement plus de 200 prisonniers politiques en Égypte, mais au cours des sept dernières années, le nombre total de femmes détenues a augmenté dans toutes les prisons du pays et leurs conditions de détention sont dramatiques. À Damanhour et al-Qanater, les fouilles corporelles, les passages à tabac, les violences psychologiques et verbales et la privation d'objets et d'effets personnels sont fréquents. Le droit pour les incarcérées de correspondre avec leurs proches est souvent refusé, tout comme l’est celui de voir leurs enfants. Elles ne disposent pas de serviettes hygiéniques ni de traitements médicaux nécessaires en cas de grossesse, et manquent même souvent de couverts pour manger.
« Le régime égyptien est autoritaire et patriarcal. Lorsqu'elles sont arrêtées, les femmes sont traitées en fonction du crime consistant à s’ intéresser à la politique et aux affaires publiques. C’est précisément pour cela qu’elles doivent être punies.» - Solafa Magdy, spécialiste de la condition des femmes dans les prisons du pays.
Dans ce climat de privation et de violence, les traitements les plus humiliants sont réservés aux femmes journalistes, aux militantes des droits humains et aux opposantes politiques. "La journaliste Marwa Arafa est emprisonnée depuis trois ans en détention préventive, mesure qui ne devrait durer que deux ans au maximum. Certaines collègues ont été arrêtées pour avoir critiqué ce qui se passe à la télévision d'État. D'autres sont emprisonnées malgré leur âge avancé et leur état de santé grave. Le régime menace de transférer nombre d'entre elles dans de nouvelles prisons : 38 ont été construites ces dernières années, pour la plupart dans des endroits isolés et difficiles d'accès pour leurs familles", ajoute Rasha Azab
La conditions de vie des femmes dans les établissements pénitentiaires dépendent essentiellement de leur classe sociale, souligne encore l'activiste : "Les plus pauvres ne peuvent même pas payer les dépenses engagées pour elles par la prison, et leurs familles ne sont pas en mesure de leur fournir de quoi survivre, si bien qu'elles sont obligées de travailler. Autre abus très fréquent réservé aux femmes non mariées : le test de virginité qui se pratique à l'hôpital, mais aussi à l'intérieur de la prison. C'est une humiliation en soi, une véritable exaction qui s'ajoute aux inspections auxquelles ces femmes sont continuellement soumises et qui se traduisent souvent par des harcèlements et des attentats à la pudeur."
D'anciennes détenues interrogées par l'Institut Tahrir pour la politique au Moyen-Orient (Timep) ont déclaré que, lors de fouilles à la recherche d'objets prétendument interdits, leurs parties génitales avaient été intentionnellement touchées et qu'elles avaient été complètement déshabillées par des policiers et des officiers de sexe masculin. De nombreuses prisonnières politiques sont également placées dans des cellules avec des criminels dangereux ou contraintes à l'isolement total, situation où le risque d'abus augmente puisqu’elles sont privées du soutien et de la protection de leurs compagnes.
"Le régime égyptien est autoritaire et patriarcal, écrit Solafa Magdy, spécialiste de la condition des femmes dans les prisons du pays. Lorsqu'elles sont arrêtées, les femmes sont traitées en fonction du crime consistant à s’ intéresser à la politique et aux affaires publiques. C’est précisément pour cela qu’elles doivent être punies.”