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Une artisane ne parle jamais d’art, elle le produit. A l’écoute de son instinct et de la nature, elle reformule et témoigne du monde qui l’entoure en tissant des tableaux. Les tapis berbères sont des œuvres à part entière, peuplées de signes, de symboles et d’imaginaires. Cet art ancestral se transmet de mère à fille, comme un langage féminin codé, d’une génération à une autre. Dans le secret des montagnes, les tisserandes sont les gardiennes du temple de la tradition.
Mais derrière la magie créatrice de ces femmes, la réalité nous rattrape. Leurs mains ingénieuses ont des doigts de fée, abimées par la vie. Elles fabriquent un travail en or qui leur file entre les doigts : d’autres s’en approprient et en tirent les bénéfices.
La vie d’une artisane est dure : elle travaille sans répit, dans l’informel, pour toucher une somme dérisoire. N’ayant pas de connaissance des droits et des cadres, le travail informel leur offre une possibilité de gagner leur vie, mais les exposent à la vulnérabilité et à des conditions de travail précaire.
Une tisserande dans un douar
Parvenir à une tisserande est difficile : ce sont des femmes méconnues et invisibles issues du Maroc profond, essentiellement du Moyen et Haut Atlas, souvent analphabètes. Les commerçants quant à eux refusent catégoriquement de nous donner leurs contacts.
De fil en aiguille, nous avons pu rencontrer Mira : une tisserande âgée d’une quarantaine d’années qui travaille depuis chez elle à son propre compte. Elle a vécu dans un village du nom de Douar Lmnassra, aux environs de Kenitra.
« J’ai appris à tisser toute seule, en observant ma mère. C’était une passion d’enfant. Ça a commencé comme un jeu, puis à partir de 18 ans, j’en fait mon travail et j’ai commencé à tisser des tapis pour les femmes du village » Nous confie Mira.
Mira travaille uniquement pour les femmes du village. Comme dans beaucoup de villages au Maroc, il n’y a pas de coopérative ni d’association dans son Douar. Livrée à elle-même, elle a passé des années à travailler seule, sans soutien. Le travail est éprouvant : les métiers à tisser traditionnels en bois sont lourd à monter et difficile à manipuler seule. Conditionnée par le pouvoir d’achat des femmes du village pour qui elle travaille, elle vend ses tapis à des prix abordables, et souligne son état précaire : « je vends des tapis estimés à 1000 dinars/1500 dinars sur le marché, au prix de 300 dinars.»
Dernièrement, depuis son mariage, Mira s’est installé en ville, à Ksar El Kebir au nord du Maroc, avec son mari, lui aussi artisan. Ensemble, ils s’entraident et accèdent plus facilement à la commande, étant installés en ville.
Une main d’œuvre féminine exploitée et précaire
Les tapis berbères sont très sollicités par les touristes et s’exportent à l’international à des prix élevés. Pourtant, malgré la forte demande, les tisserandes touchent des prix dérisoires et arrivent à peine à vivre de leur travail. La raison : beaucoup d’intermédiaires, les middlmen qui s’occupent de la commercialisation et qui revendent les tapis à des prix allant jusqu’à 30 fois plus sur celui touché par les artisanes. On estime ainsi que 96% du gain revient aux middlmen, contre 4% de gain pour les tisserandes.
Cette exploitation perdure : les tisserandes n’ont pas accès directement à la demande, et n’ont parfois aucune connaissance des prix du marché en ville. Il y a aussi la barrière de la langue, les tisserandes berbères ne maitrisent pas la darija (dialecte marocain parlé dans les villes) et maintient leur dépendance aux intermédiaires, qui s’enrichissent sur leur dos.
Par ailleurs, en travaillant dans l’informel, elles ne bénéficient d’aucune structuration, ni d’un contrat de travail, suivi ou couverture sociale. Cela n’implique aussi aucune responsabilité pour les demandeurs. Ainsi, dans le processus, elles peuvent être maltraitées, mal payées ou rémunérés autrement par des vêtements par exemple. Dans la nécessité, elles n’osent pas refuser ou imposer des conditions de travail correctes.
Enfin, le tissage est un travail physiquement laborieux qui met en danger la santé des tisserandes. Généralement, elles tissent de 16 heures à minuit, le matin étant consacré aux tâches ménagères, à la cuisine, ou à faire des récoltes et nourrir les animaux. La plupart d’entre elles souffrent de douleurs lombaires : debout pendant de longues heures, elles manipulent aussi des métiers à tisser en bois traditionnels qui demandent beaucoup d’énergie et de force. Aussi, elles peuvent facilement se blesser en tissant, et ne profitent d’aucune protection sociale pour leur santé.
S’émanciper au milieu des hommes
Dans le monde rural patriarcal, le rôle premier de la femme est de s’occuper du foyer, mais elle reste pourtant très active : elle travaille dure dans les champs ou en tissant chez elle, à domicile. Toutefois, quand elle travaille, c’est l’homme qui récupère son argent et le gère. Ainsi, dans certains villages, les hommes refusent que leurs femmes fassent partie d’une coopérative : cela risquerait de les éloigner de leur foyer.
« Je ne suis pas née pour me marier et faire des enfants » affirme Kenza Ouraghda, une tisserande au parcours atypique qui a su dépasser son déterminisme social et prendre en main son destin. Kenza est originaire d’un Douar du nom d’Ait Hamza, dans le moyen Atlas, à quelques kilomètres de Fès. « J’ai eu la chance d’avoir un père qui a tout fait pour que mes sœurs et moi poursuivons des études. »
L’accès à l’éducation lui fraye donc dès le départ un chemin différent. Elève, elle démontre très tôt un sens de leadership et s’implique beaucoup dans toutes sortes d’activités et d’actions bénévoles, elle participe aussi à plusieurs pièces de théâtre. Pendant les vacances, elle apprend à manipuler le tissage, de différents types, aux côtés de sa mère. Après le bac, elle revient au Douar où elle participe à un programme de lutte contre l’analphabétisme et enseigne aux femmes du village. Elle intègre ensuite la 1ere association du village, fondée par son cousin, ce qui lui facilite la tache.
« J’étais la première femme du village à intégrer une association, et donc la seule femme parmi les hommes. J’ai pu ainsi dépasser mes complexes et me libérer des préjugés de notre communauté très patriarcale. J’ai ensuite encouragé beaucoup de femmes à faire de même. »
Aujourd’hui, Kenza est présidente de l’association Tithrit qu’elle a fondée en 2008, au profit des femmes tisserandes de son village. Elle participe régulièrement aux expositions nationales et organisent des workshops et des formations pour les femmes du Douar, en encourageant leur indépendance financière. Kenza est également membre de The Anou, une coopérative qui réunit plus de 600 artisan.e.s du royaume, et qui a réussi à mettre en place un écosystème juste et équitable en faveur des artisanes. Cette coopérative lui a permis aussi de s’initier au commerce électronique et de s’ouvrir à une clientèle venant du monde entier.
« Tout au long de mon parcours, j’ai dû affronter beaucoup de jugements et d’accusations blessantes à cause de mon activité sociale. On m’a accusé d’éloigner les femmes de leurs maris et de leur foyer. Mais, aujourd’hui j’ai pu gagner leur respect et leur considération » confie Kenza qui peut vanter parcours hors pair et progressiste pour une femme du monde rural.
Les tisserandes manquent de confiance en elles et ne considèrent pas la valeur de leur travail. En plus d’être mal rétribuées, elles subissent beaucoup de dénigrement on profite de leur vulnérabilité.
En quête de dignité et de revalorisation
« On a eu honte de dire qu’on est tisserande » nous confie Kenza Ouraghda.
Les tisserandes manquent de confiance en elles et ne considèrent pas la valeur de leur travail. En plus d’être mal rétribuées, elles subissent beaucoup de dénigrement on profite de leur vulnérabilité. Aujourd’hui, le savoir-faire se transmet de moins en moins. Les femmes rurales préfèrent encourager leurs filles à poursuivre des études, et aspirent à ce qu’elles deviennent enseignante ou sage-femme.
Comment assurer la continuité de ce savoir-faire ancestral en s’inscrivant dans les exigences contemporaines ? Comment donner aux tisserandes les moyens de se réapproprier leur travail et trouver la reconnaissance à leur juste valeur ?
Ces dernières années, plusieurs initiatives ont vu le jour afin de soutenir les tisserandes et les accompagner dans leur émancipation, en les introduisant aux nouveaux outils et à la technologie. Ainsi, la coopérative The Anou initie et forme des femmes tisserandes au e-commerce afin qu’elles puissent commercialiser par elle-même leurs produits, sans passer par un intermédiaire, et s’ouvrir au marché international. Par ailleurs, beaucoup de coopératives gérées par des femmes, travaillent à donner de la visibilité aux tisserandes en leur offrant une plateforme d’exposition et les initiant aux réseaux sociaux. C’est le cas de la coopérative Dar Maalma, qui réunit plus de 5000 artisanes de toutes les régions du Maroc, et qui commercialisent leurs produits dans un local au cœur de Marrakech, en assurant à ce que les gains leurs reviennent dans la totalité.
Nous avons rencontré aussi Khadija Guedaz, une jeune entrepreneuse qui a fondé le projet Anaruz, en faveur des femmes tisserandes, et qui réinvente l’héritage de sa mère, étant elle-même tisserande. « Ma mère m’apprenait les bases du tissage à l’âge de 7 ans. J’ai appris les différentes techniques de la laine au décrochage du tapis, jusqu’à mes 10 ans où nous sommes partis en France. […] J’ai vu ma mère travailler dur, sans jamais se reposer, pour essayer de s’en sortir, nous nourrir et nous vêtir.»
L’objectif d’Anaruz est de salarier les tisserandes et leur permettre d’avoir une sécurité financière avec un salaire mensuel correct, une couverture santé, un contrat de travail. Elles seront accompagnées, encadrées et équipées de métiers à tisser modernes. Depuis 2018, Khadija travaille avec une trentaine de tisserandes issues de plusieurs régions du Maroc. De tranches d’âge différentes, elles ont entre 16 et 70 ans.