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J’ ai toujours pensé que j'avais eu la chance et l'opportunité d’intégrer le monde du journalisme après 2011, l’année de la révolution tunisienne. A cette époque, j'étais une jeune femme tunisienne, rêveuse, bercée par le vent de liberté que nous apportait le sacrifice de ceux qui avaient été assassinés lors d'une révolution populaire dont les slogans les plus importants étaient « travail, liberté, dignité nationale… » Mais, très vite, le rêve a été anéanti par le décret 54, qui vient de paraître.
J'ai entamé ma carrière de journaliste, imprégnée des valeurs de liberté. Je n'ai pas vécu l'époque du régime de Ben Ali marquée par maintes violations de la liberté d’expression. Durant cette période, l’appareil répressif du pouvoir s’acharnait à gommer la diversité et le pluralisme intellectuels et politiques du pays.
Ma foi et ma passion pour le journalisme indépendant m'ont amenée à me lancer dans l’investigation. Pourquoi ne l’aurais-je pas fait puisque j’étais dans un pays qui garantissait désormais la liberté d'expression et de publication ? La Tunisie étant enfin dotée d’une constitution et de lois conformes aux normes internationales ?
Le hasard a voulu que l'achèvement de mon premier travail de journaliste d'investigation coïncide avec l'annonce du décret 54 de 2022 relatif à la « cybercriminalité ». À l'époque, j'étais à la dernière étape de mon enquête, qui s'intitulait « Bolt Tunisia : fraude fiscale, sabotage du marché, et données personnelles de Tunisiens envoyées à Tel Aviv ». Celle-ci a été publiée sur le site Internet d'Al-Katiba, le 30 septembre 2022.
Six mois de recherches et d'enquête concernant l'application de transport mondial Bolt en Tunisie, avait abouti à des résultats choquants sur cette entreprise : évasion fiscale et soupçons de blanchiment d’argent. J’avais également constaté une fuite de données personnelles de Tunisien.ne.s vers Israël. Il s’agissait d’une manipulation orchestrée par la société exploitant l'application, lui permettant de contourner les lois et d'accumuler illégalement des bénéfices.
« J'ai aussi fait face à de nombreuses embûches, à commencer par une violation de mon droit d'accès à l'information par des institutions gouvernementales. »
Environ deux semaines avant la publication de l'enquête, et un jour après la publication du décret 54, le directeur de la société Bolt en Tunisie m'a appelée, me menaçant de poursuites en justice en vertu de ce nouveau décret. Il en évoquait les dispositions prévoyant des peines de prison, dans l'intention de me terroriser et de m'empêcher de publier mon enquête. C’était après lui avoir demandé son e-mail pour lui envoyer quelques questions assurant le point de vue contradictoire dans l’enquête, et ce conformément aux règles du journalisme d'investigation et à notre l'éthique professionnelle.
J'ai réalisé à ce moment-là que ce décret serait une épée de Damoclès au-dessus de la tête des journalistes. Epée tenue par des représentants du gouvernement et des personnes influentes pour protéger leurs intérêts illégitimes. Cela allait être un coup terrible porté au journalisme d'investigation et à sa responsabilité d’interpellation sociale ; ainsi les médias deviendraient un outil dans les mains du pouvoir pour conditionner les masses.
Moins d’une heure plus tard, un expert fiscal que j'avais sollicité à propos des délits fiscaux, m’a appelée en s’excusant et en m’expliquant qu’il ne souhaitait pas être cité nommément dans l’article. Il préférait que ses propos soient attribués à un expert anonyme justifiant son attitude par les craintes induites par le nouveau décret et le risque d’être licencié abusivement.
Dès les premières heures ayant suivi son adoption, le décret -et en particulier l’article 24 - a suscité un climat de terreur parmi les acteurs de la sphère publique, notamment les journalistes et les activistes. L’article 24 prévoit des peines de prison pouvant aller jusqu'à 10 ans à l’encontre des internautes. Il est en totale contradiction avec le décret 115 de 2011 réglementant la liberté d'expression. Le Syndicat des journalistes tunisiens est attaché à ce décret qui ne prévoyait pas de sanctions privatives de liberté et était conforme aux normes internationales.
Au cours de mon enquête concernant la société Bolt, j'ai également été confrontée à de nombreuses restrictions. Cette série d’entraves a été amorcée par une violation de mon droit d'accès à l'information par des institutions gouvernementales, dont le ministère du Commerce, celui des Technologies de la Communication et la Banque centrale, qui ont refusé de répondre à ma demande d'accès à l'information. Ces institutions n'ont pas respecté ce droit garanti par la Constitution et les pactes internationaux relatifs à la liberté d'expression.
En somme, ce décret constitue un outil autoritaire contre la liberté d'opinion et d'expression. Cela s’est vérifié lors du procès de la journaliste Monia Al-Arfawi travaillant pour Dar al-Sabah. Ce procès fait suite à une plainte portée à son encontre par le ministre des Affaires religieuses après la publication d’une enquête sur des soupçons de corruption, de népotisme et de favoritisme entourant le dossier Hajj et Omra.