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Les femmes décrites dans les grands classiques latins et grecs sont des personnages secondaires qui évoluent silencieusement à l'arrière-plan des actes héroïques de valeureux guerriers ou de dieux puissants et capricieux. Marginales et soumises, leur beauté peut cependant déclencher des guerres sanglantes et elles sont constamment victimes d'enlèvements et de violences masculines.
Certaines autrices contemporaines réécrivent désormais ces histoires du point de vue de Didon, Circé, Pénélope, Calypso, Médée, Cassandre, enfin promues au rang de protagonistes. Irrévérencieux, ironiques et profondément audacieux, leurs romans renversent la perspective patriarcale, en nous offrant une "nouvelle antiquité". A lire leur présentation en cinq tableaux.
La puissante magicienne d'Eéa
En 2018 paraît Circé (1), le deuxième roman à grand succès de l'Américaine Madeline Miller, déjà autrice du Chant d'Achille, prix Orange 2012 de la fiction. Dans cette réinterprétation audacieuse de l'un des récits les plus appréciés et les plus connus de l'Odyssée, Circé est une héroïne courageuse et sensible, en quête constante d'indépendance et de vérité.
Elle passe une enfance triste et solitaire dans le somptueux palais de son père Hélios, le puissant et excentrique dieu du soleil, et de sa mère anaffective, la naïve Perséide. Ainsi, la petite fille se sent profondément différente de ses parents et de ses frères et sœurs qui, habitués à recevoir sans donner, ont tendance à se moquer d'elle pour sa sensibilité à la douleur mortelle.
Plus fascinée par les aventures des hommes que par les fastidieuses diatribes entre Olympiens et Titans, elle s'éprend du pêcheur Glaucus et le transforme en divinité de la mer grâce à une potion magique qui révèle la véritable essence des hommes. Délaissée au profit de la belle et frivole Scylla, Circé se met en colère et transforme la nymphe en un terrible monstre qui, avec Charybde, dévore navires et marins dans le détroit de Messine.
Sur ordre de son père, elle est confinée sur l'île lointaine et déserte d'Eea où elle étudie les propriétés des plantes et apprend à apprivoiser les bêtes sauvages et les animaux, ses seuls compagnons. Dans cet exil, Circé se découvre authentique et passionnée et vit ses émotions dans leur totalité et leur plénitude. Elle partage des nuits romantiques avec Dédale, l'architecte du labyrinthe de Cnossos où est enfermé le monstrueux minotaure conçu par sa sœur Pasiphaé, qu'elle aide à accoucher. Elle entretient aussi une amitié érotique avec le dieu joueur et peu fiable Hermès, le seul autorisé à lui rendre visite.
Elle offre l'hospitalité aux voyageurs qui débarquent sur ses côtes, mais les transforme en cochons s'ils ont de mauvaises intentions, comme dans le célèbre épisode des compagnons d'Ulysse, dont elle tombe follement amoureuse. L'homme au grand cœur et aux mille tromperies apparaît dans le récit de Madeline Miller profondément différent, comme le souligne Maria Grazia Ciani dans la postface italienne du roman. “L'autrice, écrit-elle, démolit peu à peu le célèbre personnage, s’inscrivant dans la tradition post-homérique qui fait du seigneur d'Ithaque un être pervers, vil et menteur.”
De la rencontre entre les deux amants naîtra l'indomptable Telegonus, que Circé élève seule dans les bois et les falaises de l'île. Dans la narration de Miller, le jeune homme tue son père par erreur sur la plage d'Ithaque et rentre à Eea, en emmenant avec lui Pénélope et Télémaque, qui deviendra l'amant de sa mère.
Encore une dernière fois, Circé la magicienne aura recours à ses potions pour se transformer irréversiblement en femme, car c’est seulement dans la douloureuse humanité d'un corps vieillissant et mourant qui lui semble pouvoir trouver une possibilité de liberté et de salut.