Pierre-Noel Denieuil, directeur de recherche émérite au CNRS et ancien directeur de l’Institut de recherche sur le Maghreb Contemporain, découvre la Tunisie en 1988 lors d’un colloque organisé à Sfax. Il décide de consacrer son premier ouvrage à la deuxième grande ville tunisienne et à l’intelligence collective de ses entrepreneurs. L’idée d’écrire un livre avec une perspective plus large, en l’occurrence, « Les Tunisiens » a pris du temps. Celui des amitiés contractées, des empathies nouées, des recherches de terrain réalisées.
L’ouvrage de quelques 150 pages (Ateliers Henry Dougier, Paris, 2022), voit défiler une trentaine de personnalités. Pierre- Noel Denieuil aurait pu l’intituler « Tunisien.n.e.s » en utilisant l’écriture inclusive pour que le masculin ne l'emporte pas encore une fois sur le féminin et que les deux sexes soient mis sur le même pied d'égalité. D’autant plus qu’elles sont 15 sur les 27 témoins du livre !
Dès les années 20, nait le féminisme
Interviews, portraits, reportages…c’est sous cette forme bien journalistique que le chercheur a choisi de présenter ses Tunisien.n.es. Sophie Bessis, Sana Ben Achour, Olfa Belhassine (l’auteure de ces lignes), Sihem Najjar, Sélim Ben Abdallah, Raoudha Guedri, Khookha Mc Queer, Dorra Bouchoucha, Sonia Mbarek, Fatma Kilani, Adelkhalek Bchir, Cherif Ferjani et d’autres encore… s’expriment sur des thématiques qui couvrent la « singularité tunisienne ». Les femmes, la parole libérée, la société civile, la culture, les arts et la diaspora tunisienne.
Parmi les particularités de la Tunisie, son urbanité précoce, comparée avec les autres pays du Maghreb. L’historienne Sophie Bessis relève : « Carthage était la troisième ville du monde romain après Rome et Alexandrie.»
Un autre trait qui distingue ce pays se rapporte à son féminisme. Le mouvement émerge dès les années 20, sous l’influence des réformismes arabes. Les premières associations de femmes voient le jour dans les années 30. Et si Bourguiba, comme le note Sophie Bessis parie sur la scolarisation des filles et sur l’adoption d’un code de statut personnel avant-gardiste pour ancrer l’émancipation des femmes dans la réalité, il ne peut se départir de son féminisme d’Etat.
« La fin des années 1970 voit l’émergence du féminisme contemporain, qui grandit dans le contexte de la montée de l’islam politique. Ce féminisme s’est trouvé confronté à plusieurs défis. Le premier était d’accroitre le domaine des droits pour arriver à l’égalité. Le deuxième était de lutter contre l’hégémonie du paradigme religieux qui vise avant tout les femmes. Le troisième était de ne pas être instrumentalisé par un pouvoir dictatorial qui vendait l’image des femmes libérées comme vitrine de sa modernité », ajoute l’historienne.
Le chapitre du livre intitulé : « Les femmes, maillon fort de la Tunisie », poursuit cette réflexion entamée par Sophie Bessis. Des entretiens avec Sana Ben Achour, juriste et militante féministe, Khaoula Materi, anthropologue, Nadia Benzarti, psychologue et cadre à l’Association Beity et Nedra Ben Smail, psychanalyste explorent une parole faite de revendications et de bienveillance envers le « deuxième sexe ».
Pour Sana Ben Achour, fondatrice de l’association Beity en 2012 beaucoup de choses sont imbriquées : pauvreté, marginalité, décrochage scolaire et violences de genre. Sana Ben Achour revient sur une polémique qui a marqué les forums de débat ces dernières années, et qui dit beaucoup sur la vigilance des féministes tunisiennes, celle concernant l’égalité successorale.
« L’égalité dans l’héritage n’est pas un luxe, et beaucoup de femmes se retrouvent à la rue parce qu’elles ont été spoliées de de leur héritage. 30% des personnes sans abri sont des femmes que le Samu social rencontre la nuit. Ce n’est pas une question idéologique, il s’agit plutôt et en premier lieu d’une question de justice sociale », s’insurge la juriste.
Dans cette même veine de résistance et d’engagement, le livre donne la parole à des représentant.e.s de la société civile, qui incarnent de nouvelles manières de manifester, de protester et de faire bouger les lignes en Tunisie. Qu’ils et elles soient des activistes de la campagne Manich Msamah (Je ne pardonne pas), un mouvement social jeune et aux slogans novateurs, ou encore de la communauté LGBTQ et queer, ils et elles portent tous et toutes des idéaux d’une nouvelle gauche ou encore une conscience que la diversité va jusqu’à la pluralité identitaire de genre.