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Les féminicides sont en constante augmentation dans le monde entier, et l'Italie affiche un record macabre (1), avec un cas tous les trois jours. Mais ce n'est que la partie émergée d'un iceberg de comportements misogynes beaucoup plus répandus et capillaires, du catcalling au mansplaining, pour n'en citer que quelques-uns. Quelles sont les causes de ces pratiques de sexisme ordinaire ? Pourquoi sont-elles si sous-estimés ?
L'un des plus gros problèmes, peut-être le plus gros même, que rencontrent les hommes lorsqu’il s’agit d’identifier les formes de violence fondée sur le genre, réside dans le fait que la plupart d'entre eux sont éduqués pour reconnaître la violence uniquement lorsqu’elle se produit physiquement sur le corps d'une autre personne. Ainsi, si celle-ci se fait avec des mots, elle ne leur apparaît pas comme un acte de violence, si elle se fait avec le contrôle de la vie de l’autre, ou de certains aspects de sa vie, ce n'est pas pour eux de la violence, enfin si cela se fait à travers l'occupation d'un espace public, ce n'est toujours pas considéré comme de la violence.
La toute première priorité est donc de faire en sorte que cette violence soit reconnue comme telle et appelée par son nom. Toutefois, cela signifie non seulement demander aux hommes une sensibilité, que la plupart d'entre eux n'ont pas, mais cela requiert aussi qu’ils soient en capacité de placer leur identité de genre sous un angle critique. C'est un gros problème car en parler est souvent perçu comme une attaque contre eux, comme si leur identité devait nécessairement en être modifiée. Ainsi chaque fois que nous parlons de formes de violence qui ne sont pas directement liées au corps d'une victime potentielle, nous devons faire face à ces deux obstacles majeurs. C'est pourquoi on a très souvent tendance à minimiser la gravité de ces comportements qui, au contraire, constituent de véritables abus.
Parler de la violence avec laquelle de nombreux hommes contrôlent la vie des femmes de leur entourage : l'épouse, la compagne, l'amante occasionnelle, la collègue de bureau, nous met immédiatement face à la culture machiste qui considère ces attitudes comme des formes inoffensives de "sollicitude" ou d'"intérêt" à leur égard. Mais en demandant à ces femmes de limiter leur vie à certains moments, lieux ou situations, il ne s’agit pas d’un simple "conseil" affectueux mais bien d’un ordre ou d’une injonction précise. Même une forme plus explicite de contrôle, comme discuter de l'agenda de sa partenaire ou lire ses messages sur son téléphone portable -une pratique répandue surtout chez les plus jeunes-, n'est pas considérée comme violente car elle s'inscrit dans un espace de possibilités au sein d'une relation affective, et pourtant cela consiste à s’arroger un droit qui n'est ni discuté ni accordé.
De nombreuses formes de violence "invisible" s'exercent dans des relations non discutées, c'est-à-dire que l'on se retrouve à assumer des rôles sans jamais se demander d'où ils viennent et si, surtout, ils peuvent être investis autrement. Ce sont des questions que les hommes ne se posent pas, tombant ainsi dans une typique configuration patriarcale. Lorsque vous grandissez en tant qu'homme, blanc et hétéro, vous n'avez jamais la possibilité de construire votre identité autrement. De fait, soit vous êtes un homme, blanc, hétéro, soit vous n’êtes rien du tout. Ces modèles ne sont jamais remis en question et ainsi, à l'âge adulte, un comportement potentiellement abusif et violent devient simplement votre façon d'être mari, père, partenaire.
Ces micro-violences quotidiennes que subissent de nombreuses femmes, qu'il s'agisse de vérifier leur téléphone, de critiquer leurs habitudes ou de faire des commentaires non sollicités sur les vêtements qu'elles portent, ne sont pas considérées comme des formes de violence par la plupart des hommes, car ils se demandent très rarement s'ils ont le droit d’agir de la sorte. Pourtant, outrepasser ces limites devient un abus, et ne pas le comprendre signifie ne pas avoir conscience du fonctionnement des relations de pouvoir.
En Italie, par exemple, le fait de poser des questions spécifiques sur sa vie privée à une personne au cours d'un entretien d’embauche est un délit, mais cela se fait en toute tranquillité ; or, lorsqu'une pratique courante enfreint une loi écrite, cela signifie qu'il existe une loi plus forte. Si la loi machiste qui contrôle la vie des femmes est plus forte que les lois qu'une société se donne à travers ses instruments, cette forme de violence est légitimée et acceptée à un niveau systémique.
Qu’est-ce qui a été fait en Italie, et que reste-t-il à faire, pour renverser le récit toxique qui continue de légitimer la suprématie masculine ?
Des attitudes sexistes, telles que le "mansplaining", le "catcalling" et le "manspreading", sont transversales et transnationales, mais dans certains contextes, elles assument des formes particulières, car il existe des traits culturels liés au territoire. Après tout, nous apprenons à "être des hommes" avant tout à partir d’un contexte socio-culturel de référence. Il est donc très important de comprendre ce que signifient certains comportements dans une réalité donnée. Lorsqu'en Italie je parle, par exemple, de "chevalerie" dans les formations destinées à un public masculin, je rappelle que le terme se réfère à un code comportemental médiéval qui destinait le second fils des familles nobles -ne pouvant hériter mais ayant une éducation militaire- à la comtesse ou la princesse qui possédait des biens et des titres mais qui, en tant que femme, n'avait pas le droit de poursuivre la dynastie. Il s'agit d'un jeu de rôle très complexe qui doit certainement être modifié, mais cela se fait en deux temps. Si l'homme veut "jouer au chevalier" mais que la personne à laquelle il s’adresse ne veut pas "jouer à la dame", et ne joue pas le jeu, il lui fait violence. L'accord doit être clair et surtout partagé avant que le "jeu" ne commence. Si nous sommes tous deux d'accord sur le code et que nous le partageons, nous pouvons jouer au chevalier et à la dame, au médecin et au patient, au pompier et au pyromane… Le hic, c’est que la grande majorité des hommes s'imaginent que leurs comportements sont acceptés quoi qu'il en soit et s'autorisent un certain langage jusqu'à commettre de véritables abus, comme toucher le corps d'autrui en partant du principe que tout va bien comme ça.
Nombreux sont ceux qui, croyant faire un geste courtois, accompagnent une femme ou l'invitent à entrer dans un lieu en la frôlant sans même lui demander la permission, ou font des remarques sur ses vêtements ou son maquillage à des moments et dans des contextes inappropriés… Par exemple au bureau, persuadés qu'ils peuvent le faire et qu'il n'y a rien de mal à cela. Mais les femmes n’ont pas nécessairement envie d'être poussées dans l'embrasure d'une porte ou de voir leurs vêtements commentés par leurs collègues de travail.
Il ne s'agit pas de condamner les hommes en tant que mâles ni de les stigmatiser comme étant violents simplement parce qu'ils appartiennent au genre masculin. Cependant, nous voulons et devons commencer à appeler un chat un chat en nous rappelant que le consentement à nos attentes ne doit jamais être considéré comme acquis, et que si ce consentement n'est pas explicitement accordé, alors notre comportement devient abusif et violent.