Silence, on inceste !
Qui aurait cru que cette tenace et inébranlable militante féministe avait vécu dans le silence et l’oppression un acte qu’elle n’a pas fini de dénoncer depuis son engagement à l’Association tunisienne des femmes démocrates ? Une association, qui dès le début des années 90 installe un Centre d’écoute pour accueillir des femmes victimes de violences. Incestée depuis toute petite par son grand-père maternel, Monia Ben Jémia a longtemps gardé ce secret enfoui en elle, n’osant point révéler ce crime de lien.
« L’inceste est indicible. Il faut le temps que les épais murs du silence cèdent par eux-mêmes. De vétusté », écrit Monia Ben Jémia dans Les siestes du grand-père*. Un récit autobiographique d’une femme âgée aujourd’hui de 62 ans.
« L’inceste est indicible. Il faut le temps que les épais murs du silence cèdent par eux-mêmes. De vétusté », écrit Monia Ben Jémia
Dans un livre de 102 pages, l’autrice relate la banalité d’un mal consommé au quotidien des étés d’une famille d’apparence heureuse de la classe moyenne tunisienne, où tout semble parfaitement aller, si ce n’étaient les pratiques incestueuses du grand-père maternel adulé par tous et toutes.

Des hommes érigés en Dieu : le patriarcat est toujours au cœur de l’inceste. Une raison de plus, qui rend encore plus difficile l’acte improbable de dénoncer l’innommable pour une victime. Une victime triplement sidérée : par la fragilité de son enfance d’une part, par son traumatisme de l’autre et enfin par une violence exercée dans le milieu de l’intime, le cocon censé être protecteur.
« La maison des grands-parents résonnait des musiques des fêtes et du silence de l’inceste. Lumineuse, joyeuse, emplie de musique et des cris de joie des enfants et des you you. Et sombre, effrayante, enfouie dans un épais silence ; on y entrait par une grande porte vitrée, protégée de fer forgé noir, les barreaux de sa prison », écrit Monia Ben Jémia.
Fugues et tentatives de suicide
Chez Nedra, le nom du personnage « incesté », un mot que le dictionnaire n’a encore pas accepté, la famille vit tranquillement au rythme des saisons, des rituels de la « oula », réserves de nourritures confectionnées par les femmes, des mariages, des aïds et des circoncisions. L’ambiance est celle des années 50 et 60. L’Indépendance arrive et les femmes croient, qu’elles aussi seront libérées des lois pesantes du patriarcat. Elles déchanteront très vite. Nedra, elle, voit son enfance assassinée à petit feu dans une vaste pièce à l’étage où trône le lit du grand-père indigne.
Tout le monde se connait dans ce pays, grand comme un mouchoir de papier, et les conséquences de dénonciations d’agressions sexuelles sont si redoutables que même les plus courageuses préfèrent garder le silence
Ce décalage entre un univers familial d’apparence tranquille, tel un long fleuve, et le mal consommé au quotidien par le patriarche est recherché par l’autrice. S’il donne une respiration au récit, y instillant une touche anthropologique, il interroge la négligence du reste des parents, voire leur passivité.
Adolescente, Nedra tentera des fugues et des suicides. Son mal de vivre ne la quittera point y compris lorsqu’elle réussit à l’école ou part continuer ses études en France.
Mais l’autrice a du mal à révéler haut et fort son drame : ce passage constant entre le « je » et le « elle » le prouve.
« Tout le monde se connait dans ce pays, grand comme un mouchoir de papier, et les conséquences de dénonciations d’agressions sexuelles sont si redoutables que même les plus courageuses préfèrent garder le silence », explique-t-elle dans son livre.
Chaque œuvre et chaque prise de parole en autorise d'autres et permet à d'autres d'émerger. C'est une espèce de chaîne collective qui doit toujours être entretenue.
Mais qu’importe de distinguer la fiction du réel ? L’important c’est de dire, y compris en passant par l’outil de la littérature. Car comme le dit la journaliste Charlotte Pudlowski, dont la mère a subi l’inceste : « chaque œuvre et chaque prise de parole en autorise d'autres et permet à d'autres d'émerger. C'est une espèce de chaîne collective qui doit toujours être entretenue ». A la sa sortie de son récit le mois de mars dernier, Monia Ben Jémia reçoit d’innombrables témoignages de victimes. Son objectif qu’elle écrit sur la dernière phrase de l’ouvrage semble atteint : « Un seul antidote au poison inceste et à toutes les autres agressions sexuelles : dire. Ne plus se taire ».