Cette publication est également disponible en : English (Anglais) العربية (Arabe)
Chadia Khedhir
Depuis son balcon, Faïza Mejri contemple son jardin en contrebas. Installée dans cet immeuble du quartier du Menzah VI, à Tunis, depuis la fin des années 1970, cette ancienne animatrice de RTCI (la Chaîne francophone de la radio nationale tunisienne) a consacré sa carrière à des émissions sur la santé, la famille et surtout la littérature, son sujet de prédilection. La rubrique consacrée aux livres était pour elle une fenêtre sur le monde, un espace de découverte et de réflexion où elle a appris que la vie s'élargit et s'enrichit au fil des connaissances et des échanges.

"Pendant des années, se souvient-elle, j'ai détourné le regard de cet espace délaissé au pied de l'immeuble, devenu un dépotoir où s'accumulaient déchets et gravats. Pourtant, il était censé être un lieu où les habitants pouvaient respirer."
Le déclic se produit lorsqu'un ami lui offre un arbre à agrumes ramené de Tabarka, dans le nord-ouest du pays. Elle le baptise "Tina", mais très vite, elle s'alarme de voir l'arbre dépérir dans son sac plastique. Il lui faut une terre d'accueil. Dépourvue d'expérience en jardinage, Faïza s'entoure de sa voisine, l'architecte Zakia M’kadmi, et d'autres riverains, dont Faïqa, Abdel Fattah et Abdel Razak. Ainsi naît la première équipe du "Jardin d’Ommi Faïza". Très vite, ce projet transforme non seulement l'apparence de l'immeuble, mais aussi les relations entre ses habitants, établissant un nouvel équilibre basé sur l'entraide et le partage.
Redonner à la nature ses droits
Avec son expérience en gestion, Faïza orchestre le projet. "Avec Zakia et Abdel Fattah, nous avons déboursé de nos poches pour acheter l'essentiel : bêche, pelle, pioche et brouette. Il a fallu réfléchir à un système d'arrosage adapté à la qualité du sol et au climat."
« Ce rêve, bien que les plans d’aménagement urbain soient cruciaux pour le réaliser, repose avant tout sur un cœur battant et une volonté inébranlable. Il a besoin d’une femme comme Faïza, une femme capable d’entraîner toute une communauté. »
"Je n’avais aucune expérience préalable en agriculture ou en irrigation, poursuit-elle, mais la rareté des pluies ces dernières années m’a poussée à chercher la meilleure méthode d’irrigation. Après des recherches et des consultations, nous avons opté pour le système d’irrigation par jarre."
Elle découvre ainsi une méthode millénaire méditerranéenne : des récipients en terre cuite remplis d'eau sont enterrés près des racines des plantes, diffusant lentement l'humidité nécessaire. Un couvercle empêche toute évaporation. "Les Espagnols ont utilisé cette technique pendant des siècles. C'est une solution idéale pour les endroits difficiles d’accès ou qui souffrent de la rareté des ressources en eau."

Au fil des ans, elle affine en autodidacte, ses connaissances en jardinage, en gestion des sols et en calendrier de semis, en particulier sur les techniques de compostage. "Nous avons choisi de bannir les engrais chimiques. L'objectif n'est pas d'obtenir une production intensive, mais de réconcilier l'homme avec la terre. Nous avons trouvé la solution dans le compost organique. J’ai commencé par trier mes propres déchets domestiques et j’ai encouragé les habitants de l’immeuble à faire de même. Au début, ils étaient enthousiastes, puis la plupart ont abandonné. Je suis restée avec quelques personnes qui, comme moi, collectaient les coquilles d’œufs, les restes de nourriture et de légumes. Nous les mettions dans un tonneau de compostage, l’aérions, l’humidifions et le remuions chaque semaine jusqu’à ce qu’il se transforme en engrais naturel, ou comme certains l’appellent : l’or noir."
Malgré le manque d'engagement général, Faïza reste optimiste. "Je ne suis ni optimiste ni pessimiste… je suis ‘optimististe’ ! Un jour, le tri des déchets fera partie de notre quotidien."
Un modèle de résilience urbaine
L'année suivant la création du jardin, la pandémie de Covid-19 frappe. Mais le groupe formé par Faïza, Zakia, Faïqa, Abderrazak et Abdel Fattah a déjà sa première récolte : oignons, carottes, fenouil, plantes médicinales et aromatiques comme le romarin, le thym et le basilic.
Imen Zaaâfrane, urbaniste ayant suivi le projet, souligne : "Le ‘Jardin d’Ommi Faïza’ incarne l'agriculture urbaine et ses bienfaits : purification de l'air, réduction des îlots de chaleur et régulation des eaux pluviales, prévenant ainsi les inondations. Ces espaces verts contribuent à renforcer la biodiversité, à réduire l’impact carbone de la ville et à assurer en partie une autosuffisance en certaines cultures vivrières."
La personnalité de Faïza est essentielle à ce succès. Son énergie et sa joie de vivre contagieuse motivent les habitants à s’impliquer. Chaque dimanche devient un rendez-vous où l’on jardine, discute et tisse des liens qui dépassent le cadre de la simple cohabitation.
Un lien social réinventé
"Je dois à ce groupe d’amis la réalisation de mon rêve. Ce jardin m’a aidée à surmonter le stress, certaines maladies chroniques et la mélancolie qui m’accablait depuis ma retraite."
Aujourd’hui, Faïza a parcouru un long chemin dans sa réconciliation avec la nature et son écoute. Avec le temps, elle en vient même à parler à son jardin comme à un membre de sa famille, tout comme elle a pris l’habitude de converser avec les fourmis, les papillons et les oiseaux qui viennent y chercher leur nourriture parmi les insectes. Le jardin d’« Ommi Faïza » a rétabli l’équilibre écologique et la biodiversité. Les papillons attirent oiseaux et abeilles, formant une chaîne vivante où chaque espèce joue un rôle essentiel dans l’équilibre de l’écosystème.
Il n’a suffi que de cent mètres carrés pour métamorphoser non seulement le visage de l’immeuble, mais aussi la relation entre ses habitants.
D’une voix empreinte de nostalgie, Faïza évoque l’intimité qui régnait autrefois dans les quartiers populaires, bien avant l’apparition des ensembles résidentiels à la fin des années 1970, qu’elle compare à de simples boîtes empilées. Alignés comme des morceaux de sucre, ces immeubles manquent, selon elle, d’âme et d’humanité. Mais Faïza a toujours refusé de vivre dans l’isolement. Bien avant même la création du jardin, elle était déjà le cœur battant de l’immeuble, tour à tour espiègle et réprobatrice, attentive à la vie de chacun.
Pour Abderrazak Khadhraoui, l’un des fondateurs du jardin botanique, ce petit espace vert a tissé de nouveaux liens entre les habitants. Il raconte : « Les dimanches matin sont devenus des moments de partage. Même ceux qui ne s’impliquent pas directement profitent de l’ambiance. » Il ajoute : « Bien sûr, tout le monde ne s’intéresse pas au jardin avec le même enthousiasme, mais l’essentiel était d’ancrer cette habitude du rendez-vous dominical. Avec le temps, le cercle s’est élargi : certains voisins ont rejoint l’initiative, tandis que d’autres restaient indifférents. »
Ici, Abderrazak s’interrompt, laisse échapper un rire avant de nous raconter une anecdote savoureuse : celle d’un voisin réfractaire, qui s’était toujours moqué du projet et refusait obstinément d’y prendre part. Pourtant, un matin, aux premières lueurs du jour, ils l’ont surpris, se faufilant discrètement dans le jardin… pour y cueillir quelques légumes.
L'effet du jardin s'étend peu à peu. L'amélioration de la qualité de l'air et la baisse de la température encouragent les habitants à s'activer davantage, certains pratiquant même un peu d'exercice avant de rejoindre le groupe pour arroser et d'entretenir les plantes.
Le "Jardin d’Ommi Faïza" n’est pas qu’un espace vert, c’est un symbole de résilience et d’espoir, la preuve que l’effet papillon, aussi discret soit-il, ne s’efface jamais.
Un modèle à essaimer
Faïza Majri et le groupe fondateur du jardin espèrent inspirer les habitants des vingt-sept immeubles du quartier d’El Menzah VI à investir les terrains vacants, à les cultiver, les entretenir et les préserver. Ces espaces, qui s’étendent sur près de trois mille mètres carrés, recèlent un potentiel immense.
Faïza souligne que la concrétisation de ce rêve de jardins potagers nécessite un engagement de l’État, notamment du ministère des Affaires sociales, propriétaire des immeubles, ainsi que d’autres institutions, dans le cadre d’une politique urbanistique plus humaine et responsable—une politique où l’expansion urbaine ne se ferait pas au détriment des espaces verts ni du bien-être des habitants.
Elle conclut avec conviction : « Ce rêve, bien que les plans d’aménagement urbain soient cruciaux pour le réaliser, repose avant tout sur un cœur battant et une volonté inébranlable. Il a besoin d’une femme comme Faïza, une femme capable d’entraîner toute une communauté. »
Le "Jardin d’Ommi Faïza" n’est pas qu’un espace vert, c’est un symbole de résilience et d’espoir, la preuve que l’effet papillon, aussi discret soit-il, ne s’efface jamais.