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La conception anthropocentrique et mécaniste de la nature a des origines lointaines. Qu'en pensez-vous, en tant que philosophe et écoféministe ?

Pour comprendre les origines de ce phénomène, il faut remonter à l’époque préhistorique, où l’organisation sociale matrifocale était basée sur une relation plus égalitaire entre les sexes, notamment parce que les hommes n'avaient pas encore pris conscience de leur rôle dans la procréation. Tant qu'ils penseront que les femmes font des enfants de manière autonome, non seulement en les mettant au monde, mais en leur donnant la vie par une sorte de parthénogenèse (acte de se reproduire sans fécondation, qui concerne certaines espèces animales), leur pouvoir restera assez marginal. Il fait brutalement irruption quand ils prennent conscience de leur propre contribution à la conception. A partir de ce moment-là, les hommes ont écrasé les femmes, en effaçant leur apport inestimable à l'histoire humaine. Sous domination masculine, un patriarcat s’impose dans tous les domaines : social, culturel, politique, scientifique, sexuel... La nature a été dominée et spoliée de la même manière, il suffit de penser au langage qui l'a toujours décrite comme quelque chose d'inférieur à “conquérir”, mais encore qui qualifie les terres inexplorées, ou inhabitées, comme étant “vierges”.
L'Agenda 2030 approuvé par l'ONU en 2015 prévoit la réalisation de 17 objectifs, dont le développement durable et l'égalité de genre. Quel regard critique peut-on porter sur ces recommandations dans le scénario mondial actuel ?
L'Agenda 2030 réserve une large place aux droits des femmes et à l'écoféminisme, et cela me donne beaucoup d'espoir pour l'avenir, à condition toutefois que l'ONU ne soit pas détruite d’ici là. En effet, de Musk à Trump, en passant par Poutine, je ne sais pas ce à quoi les femmes peuvent s’attendre dans la société qui se profile actuellement. Les perspectives sont décourageantes, c'est pourquoi je pense qu'il est fondamental de rester centré.e.s sur cet agenda, qui assume un langage et un système de valeurs qui offrent un peu d'espoir et de reconnaissance à ce que nous avons fait jusqu'à présent.
« Sous domination masculine, un patriarcat s’impose dans tous les domaines : social, culturel, politique, scientifique, sexuel... La nature a été dominée et spoliée de la même manière .»
À un moment de l'histoire où la concentration des richesses, et du pouvoir qui en découle, sont entre les mains d'un très petit nombre de personnes, toutes de sexe masculin, nous devons nous rappeler de l'extraordinaire puissance générative des femmes en valorisant l'écosystème naturel et la relation empathique entre les êtres vivants. C’est précisément ce qui maintient le monde en marche en garantissant la vie sur terre, au-delà de toute tentative de prédation et de tout mécanisme de contrôle. Il faut retrouver la complexité, la richesse et l'empathie relationnelle du féminin face à ces schémas effrayants et à la prédation systématique des ressources de la planète. Nous devons aussi nous défendre contre ceux qui déploient les moyens les plus disparates pour déclencher et gagner des guerres, à l’instar des satellites qui gèrent informations et richesses plus encore que les armées elles-mêmes, révélant des scénarios orwelliens. 2030 est terriblement proche, tandis que les objectifs de l'Agenda de l'ONU semblent de plus en plus éloignés.
Dans votre ouvrage, vous décrivez l’écoféminisme comme une “révolution nécessaire”. Pourquoi l’écoféminisme est-il encore aujourd’hui plus indispensable que jamais ?
Il faut trouver de toute urgence des voies alternatives à celles imposées par le pouvoir patriarcal, et nous, écoféministes, avons un rôle central à jouer dans cette transition indispensable. Il y a quelques jours, à l’occasion d'un débat à Trente pour la présentation d'un livre, j'ai demandé aux jeunes femmes qui étaient présentes si elles se présenteraient aux prochaines élections. Beaucoup d'entre elles organisent déjà plusieurs initiatives au niveau associatif et social mais elles n’entrent que très rarement en politique. C’est un désastre car les hommes instrumentalisent leurs idées et intuitions à leur compte, quand les femmes ne les défendent pas elles-mêmes dans l’espace institutionnel.
Personnellement, j'ai commencé à militer dans les mouvements écologistes, pacifistes et antinucléaires précisément à l'université de Trente, dans la toute jeune faculté de sociologie, avec les femmes du “Cerchio spezzato” (Cercle brisé), un des premiers collectifs féministes des années 1970 en Italie. Nous étions de jeunes activistes, des universitaires et des chercheuses qui avons conditionné l'université pendant une certaine période, mais aujourd'hui, même ce lieu de liberté et d'autodétermination est à nouveau à la merci des logiques du mandarinat universitaire. Nous devons continuer à nous battre, en gardant à l'esprit certains repères fondamentaux de la cause féministe, comme par exemple donner le nom de famille de la mère aux enfants. Cela revêt une signification profonde qui n'est pas seulement symbolique. L'utilisation automatique du patronyme renvoie en effet à l'autorité parentale et au rôle de l'homme qui décide pour tout le monde dans la famille, influençant de ce fait la manière dont les enfants doivent être élevés et éduqués. Mais beaucoup de jeunes mères préfèrent maintenir le statu quo. Elles ignorent sans doute les efforts que nous avons faits pour obtenir ce droit (3)
Je souhaite aussi que les filles militent davantage et qu'elles aient le courage de s'engager concrètement en politique, c'est la seule façon de changer les choses.
« Il faut trouver de toute urgence des voies alternatives à celles imposées par le pouvoir patriarcal, et nous, écoféministes, avons un rôle central à jouer dans cette transition indispensable.»
Quelles ont été les principales victoires du mouvement écoféministe italien ? Et quels sont ses défis pour l'avenir ?
Lorsque j'ai fondé les Verts avec Alex Langer (4), peu après la tragédie de Tchernobyl, je me suis personnellement engagée dans la bataille antinucléaire, que nous avons remportée grâce à deux référendums. Ceux-ci ont permis de bloquer complètement le processus d'approvisionnement énergétique qui s'orientait, en Italie aussi, dangereusement vers le nucléaire. Bien qu’on assiste à différentes tentatives pour relancer le nucléaire, la contrainte du référendum est trop forte pour être ignorée. Par conséquent, je considère qu'il s'agit là d'une des principales victoires que nous ayons obtenues jusqu'à maintenant.
La crise climatique actuelle renforce le besoin de comprendre comment les écosystèmes changent et comment il nous est possible d’inverser le cours des choses, mais surtout comment nous devons nous adapter à ces changements désormais irréversibles. Si d’un côté, nous devons continuer à réduire les émissions de CO2, de l’autre, nous devons aussi apprendre à vivre avec de nouvelles conditions environnementales. C’est pourquoi, un mouvement international de femmes ancré dans chaque territoire sert de toute urgence, au-delà des grandes figures féminines de référence, comme Vandana Shiva ou Luisa Morgantini. Le moment est venu de passer le relais à des personnes plus jeunes que nous, qui avons désormais largement dépassé les soixante-dix ans.
Nous assistons à une situation paradoxale en Italie : plus les effets du réchauffement climatique deviennent extrêmes, plus l'environnement disparaît de l'agenda du gouvernement Meloni et du débat public...
Hélas, c’est aussi le résultat d'une désinformation et d'un désintérêt total pour la politique de la part d'une grande partie de la population. Combien de jeunes ne votent-ils pas ? Y a-t-il plus de femmes ou plus d'hommes qui s'abstiennent ? Tout au long de sa carrière, Meloni a utilisé un langage et des contenus spécifiques aux hommes, je ne suis donc pas surprise de son manque d'intérêt pour les questions environnementales. Shlein (5), elle-même, que j'ai fortement soutenue pour qu'elle devienne présidente du Partito Democratico (parti démocrate) et que je connais personnellement, semble actuellement étouffée par les dynamiques internes de sa coalition. Enfin, y compris au Parlement, l'opposition se contente de critiquer le travail du gouvernement sans toutefois proposer d'alternatives valables. Lorsque j'étais dans l'opposition, il m’est arrivé de collaboré avec la majorité sur un certain nombre de questions prioritaires qui me semblaient prioritaire parce que je considérais qu'il était essentiel de se confronter même à des personnes qui avaient des idées diamétralement opposées aux miennes. Mais surtout, où sont passé.e.s les écologistes ? Les Verts sont un grand mouvement transversal et international présent dans de nombreux pays, pourtant leurs voix sont quasi inaudibles partout dans le monde : aux Etats-Unis, en Europe, au Moyen-Orient, partout…
NOTES :
Blog de Laura Cima
Ecofemminismo e sostenibilità
Un arrêt de la Cour constitutionnelle du 27 avril 2022 a qualifié d'illégitimes toutes les règles qui attribuent automatiquement le nom de famille paternel aux enfants, car elles sont contraires à certains articles de la Constitution et de la Convention européenne des droits de l'homme.
Alex Langher est un homme politique, journaliste, essayiste, écologiste et pacifiste italien, né en 1946 et décédé en 1995. Représentant de l'organisation communiste Lotta Continua, il a été rédacteur en chef du journal éponyme et a fondé le parti des verts en Italie, devenant également l'un des chefs de file du mouvement écologique européen.
Elena Ethel Schlein est une femme politique italienne, secrétaire du Partito Democratico depuis le 12 mars 2023.