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Une responsabilisation qui ignore les véritables coupables
En tant que femme africaine, j’ai souvent ressenti une pression implicite dans les discours écoféministes. Comme si nous étions responsables de porter le fardeau de la transition écologique, alors que nous faisons partie des premières victimes d'un système extractiviste que nous n'avons pas créé. Pourquoi nous demande-t-on de renoncer à un minimum de confort, alors que les multinationales du Nord poursuivent leur prédation en toute impunité ?
L'Afrique n'émet que 3,8 % du CO₂ mondial (Global Carbon Atlas, 2023), et pourtant elle subit déjà de plein fouet les conséquences du changement climatique : sécheresses, accaparement des terres, migrations forcées. Pendant ce temps, 100 multinationales sont responsables de 71 % des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988 (Carbon Majors Database, CDP, 2017). Nous savons qui détruit la planète. Nous savons qui en paie le prix. Alors pourquoi ce sont encore les femmes du Sud qui doivent rendre des comptes ?
Des solutions absurdes et hors-sol
Or, de nombreuses organisations du Nord nous présentent des alternatives "vertes" qui ne tiennent aucun compte de nos réalités.
En 2021, à Alger, j’ai assisté à un atelier sur l’écologie destiné à des femmes migrantes subsahariennes, organisé par une ONG internationale. Le sujet central était : les couches lavables. Non seulement cette approche vise encore exclusivement les femmes, mais elle ignore complètement les conditions d’existence de celles auxquelles elle s’adresse : violences, précarité, manque d’accès à l’eau, absence d’infrastructures.
Oui, environ 12 % des déchets en Algérie sont constitués de couches jetables (AND). Mais qui doit assumer la responsabilité de cette pollution ? Les femmes, déjà écrasées par la charge mentale et le travail domestique non rémunéré, doivent-elles encore compenser un modèle économique qu'elles n'ont pas choisi ? Pourquoi ne pas interdire aux multinationales du Nord de produire ces déchets en premier lieu ? Qui profite vraiment de ce cycle de production et de surconsommation ?
Le piège du capitalisme vert et du féminisme institutionnel
Loin d’être une avancée, l’intégration de l’écoféminisme dans les politiques des ONG internationales, qui opèrent en Algérie, a vidé leurs revendications de toute portée politique. Loin de remettre en question le capitalisme et le néocolonialisme, ces politiques déplacent la responsabilité sur les individus et notamment sur les femmes.
Les programmes de microfinance verte, présentés comme des opportunités d’"éco-entrepreneuriat féminin", en sont un exemple flagrant : en effet, 90 % des femmes impliquées dans ces dispositifs restent fragilisées dans des secteurs précaires tels que l’agriculture informelle, l’artisanat, etc.
Nous savons qui détruit la planète. Nous savons qui en paie le prix. Alors pourquoi ce sont encore les femmes du Sud qui doivent rendre des comptes ?
En Algérie, bien que les femmes soient majoritaires dans les filières universitaires des métiers verts, elles disparaissent progressivement du marché du travail et des postes de responsabilité, où elles ne représentent que 11 % selon le ministère du Travail. Pourquoi continue-t-on à invisibiliser leur expertise ? Pourquoi les politiques dites "inclusives" se contentent-elles de déplacer les femmes sans jamais leur laisser le pouvoir de décision ? Et pourquoi ces questions ne sont pas prioritaires dans un pays ou le féminisme reste plus tabou que les luttes écolo ?
Nord-Sud : un fossé colonial persistant
La crise climatique frappe inégalement : 75 % des déplacé·e.s climatiques vivent dans des pays à faible revenu (HCR), alors que les nations riches, principales responsables, ferment leurs frontières. D’ici 2050, 1,2 milliard de personnes pourraient être déplacées (Oxfam France), dont 80 % de femmes et de filles (HCR), exposées aux violences et à la précarité. Pendant ce temps, les multinationales exploitent impunément les ressources du Sud.
Plutôt que de pénaliser les grands pollueurs, les accords comme celui de Paris restent non contraignants. Les conflits armés sont reconnus comme motif d’asile, mais pas la désertification, alors que des millions de personnes sont déjà obligées de fuir.
L'histoire de l'extractivisme montre comment la destruction de la nature et l'exploitation des peuples du Sud sont liées. Dans le delta du Niger, Shell et ExxonMobil ont contaminé les terres et les rivières, privant les femmes Ogonis de leurs moyens de subsistance (Amnesty International). Ces mêmes entreprises bénéficient aujourd’hui des mécanismes de compensation carbone, qui leur permettent de continuer à polluer tout en s’appropriant des terres dans le Sud.
Les femmes, notamment autochtones et rurales, sont en première ligne de la défense de l’environnement. Ainsi en 2023, plus de 40 % des défenseur·se.s assassiné.e.s étaient des femmes (Front Line Defenders). Comment justifier ce silence autour de leur combat ? Pourquoi l’écoféminisme qui nous parvient ne s’intéresse-t-il pas à ces luttes ? Sommes-nous trop loin de nos sœurs écoféministes anticapitalistes ou bien la récupération institutionnelle a limité nos espaces d’échanges ?
L’exemple de l’Algérie
Pays le plus pollueur d’Afrique du Nord, l’Algérie reste un très faible émetteur de CO₂ à l’échelle mondiale. Pourtant, elle subit de plein fouet la désertification et l’épuisement de ses ressources. Dans plusieurs régions, la sécheresse pousse agriculteurs et éleveurs à vendre leur bétail et à abandonner leurs terres. À El Naama, située à l’ouest de l’Algérie, à la frontière avec le Maroc, l’assèchement des puits et la disparition des pâturages rendent l’élevage impossible, forçant des familles à migrer vers le nord ou à se reconvertir. Cette précarité touche d’abord les femmes, principales victimes des désastres écologiques.
D’ici 2050, 1,2 milliard de personnes pourraient être déplacées (Oxfam France), dont 80 % de femmes et de filles (HCR), exposées aux violences et à la précarité.
À cela s’ajoute l’héritage toxique du colonialisme : les essais nucléaires français menés dans le Sahara algérien ont laissé des séquelles environnementales et sanitaires profondes, tandis que l’Algérie reste aujourd’hui piégée entre les pressions néocoloniales sur ses ressources naturelles – notamment le gaz et le gaz de schiste – et les logiques extractivistes des multinationales comme Total, qui veulent imposer leur vision au détriment d’une souveraineté énergétique durable. Dans cette guerre pour le contrôle des ressources, les femmes se retrouvent doublement piégées, non seulement victimes des impacts écologiques et sociaux mais également empêchées, par les choix économiques et les lois de finances des dernières années, d’accéder à des projets structurants et créateurs d’emplois, pourtant essentiels à leur émancipation.
Une écologie féministe et décoloniale contre le greenwashing libéral
Loin des discours culpabilisants des ONG, il est urgent de repenser une écologie politique qui ne serve pas de paravent aux intérêts libéraux. Les femmes du Sud n’ont pas à porter seules la responsabilité d’une crise qu’elles subissent de manière disproportionnée. L’urgence n’est pas d’encourager des gestes individuels inadaptés, mais d’exiger des transformations structurelles : sanction des multinationales, annulation des dettes écologiques, et reconnaissance des migrations climatiques comme une urgence humanitaire.
L’Afrique, aujourd’hui en quête d’une révolution industrielle pour sortir de la dépendance et de l’impérialisme occidental, ne peut être sacrifiée au nom d’un modèle de transition écologique qui protège avant tout les privilèges du Nord. Une justice climatique réelle ne peut exister sans une justice sociale, libérée des logiques paternalistes qui perpétuent les inégalités plutôt que de les combattre.
Une justice climatique réelle ne peut exister sans une justice sociale, libérée des logiques paternalistes qui perpétuent les inégalités plutôt que de les combattre.
Le combat féministe pour la justice climatique ne peut pas se résumer à des réformes superficielles ou à une responsabilisation individuelle qui occulte les véritables rapports de force. Les inégalités écologiques sont avant tout des inégalités de pouvoir.
Ce n’est pas des sommets internationaux que viendra le changement, mais des luttes locales portées par les femmes du Sud elles-mêmes. Loin d'être un simple outil de sensibilisation, l'écoféminisme doit retrouver sa fonction première : une arme de résistance et de transformation pour les femmes.