Anaïs Delmas
Il est 13h, quand à quelques encablures du très viriliste Vieux-Port des marins et autres dockers, une drôle de chorale pailletée entonne son répertoire. Nous ne sommes pas à l’église Saint-Ferréol mais dans le local du jeune centre LGBTQIA+ de Marseille : “Ouin, ouin, on peut plus rien faire. Ouin, ouin, c’est toute une affaire. Ouin, ouin, mais quelle tristesse. Ouin, ouin, on peut plus pincer les fesses. Sauf celles de Catherine Deneuve...” Ce chant un tantinet sarcastique, baptisé Ouin, ouin, fait partie du registre du collectif féministe Les Rascasses. Ici, pas de ouin ouin et autres Not all men, mais beaucoup de sororité pour préparer la marche du 8 mars qui démarre dans une petite heure. En plus de l’apprentissage d’un chant féministe, différents ateliers sont proposés par le collectif Nous Toustes Marseille : une discussion entre auteurices queer, des projections de courts métrages et un atelier pancartes et badges.
Diane du collectif Nous Toustes Marseille, nous rappelle l’importance de se réunir en nombre aujourd’hui : “Notre colère nous permet d’actionner de l’énergie féministe. On insuffle ça aussi aux personnes qui sont extérieures au militantisme, parce que c’est ok de ne pas être militant·e tant qu’on porte en soi la flamme et qu’elle souffle dans le bon endroit.” Avec la montée du fascisme et des divers mouvements conservateurs et traditionalistes en France et en Europe, le modèle patriarcal est en train de reprendre des forces.










S’unir pour résister à la montée du fascisme
La veille au soir, une manifestation féministe radicale et spontanée avait permis de se réunir et s’approprier l’espace public de nuit. Elle venait aussi en soutien à la marche nocturne féministe de l’AG Féministe Paris-Banlieue et d’autres collectifs antiracistes et décoloniaux interdite à Paris par le préfet de police Laurent Nuñez. L’interdiction a été levée au dernier moment, mais ce climat répressif inquiète les militant·es. Pour Diane, si la marche de la veille était essentielle, toutes ces actions sont complémentaires. “On propose ça au centre aujourd’hui, car cela permet un type d’accessibilité différent. Je pense que c’est très important de diversifier les manières de lutter. ” précise-t-iel au milieu de minot·es agité·es, un brin enhardi·es par l’effusion de paillettes et de chants révolutionnaires.
Face à l’urgence politique, les collectifs féministes marseillais fonctionnent en inter-orga depuis le 23 novembre 2023, journée contre les féminicides, les violences sexuelles et toutes les violences de genre. Cette union autour du M8M (Marseille 8 Mars - AG Féministe) repose sur l’échange de bonnes pratiques, la convergence des luttes et l’intersectionnalité.
Alors, quand 14h30 sonne sur le Vieux-Port, M8M lance sa grève féministe : “Par la grève nous revendiquons la hausse des salaires et de tous les revenus. Nous sommes majoritaires dans les emplois sous-rémunérés, pénibles, à temps partiel et morcelés. Nous sommes les premières victimes de toutes les contre-réformes qui cassent nos droits sociaux.” Face à l’estrade, la foule tachetée de violet, couleur symbole des luttes féministes, s’étend du Vieux-Port jusqu’au premier tronçon de la Canebière.
“Notre colère nous permet d’actionner de l’énergie féministe. On insuffle ça aussi aux personnes qui sont extérieures au militantisme, parce que c’est ok de ne pas être militant·e tant qu’on porte en soi la flamme et qu’elle souffle dans le bon endroit.”
Une zone d’occupation féministe à la source des luttes antipatriarcales
La manifestation aurait réuni 12 000 personnes selon les estimations des organisateur·rices. Et c’est jusqu’à la place de la Joliette qu’elle converge pour former la ZOF, la zone d’occupation féministe. Dans cette zone, on réfléchit mais on se repose aussi. Ainsi, au milieu des stands d’associations, des débats, des prises de parole et des ventes de fanzines, un espace garderie permet aux enfants de gambader et s’amuser sous surveillance, sans risquer le surmenage à des parents impliqués dans la lutte. Juste à côté, Etienne et des personnes alliées ont même emmené la popotte après avoir passé l’après-midi aux fourneaux. “C’est une initiative qui s’est décidée dix jours plus tôt, le but c’est de décharger les personnes les plus concernées pour manifester.” explique-t-il.
Loin d’être un choix hasardeux, l’espace est encerclé par la BNP Paribas, financeur de l’entreprise israélienne de défense Elbit System et par le consulat d’Allemagne, premier fournisseur d’armes de l’Europe à Israël. Le port de la Joliette accueille entre autres le géant danois Maerks, un des leaders mondiaux du transport maritime, accusé d’acheminer des armes à destination d’Israël. Pour Salomé, militante à l’inter-orga du M8M, le lieu est hautement symbolique : “ On défend un féminisme contre l’armement et contre la guerre, on sait que les femmes sont les premières victimes parmi les civil·es tué·es. On défend un féminisme qui soutient l’autodétermination des peuples, contre l’impérialisme et contre le génocide en Palestine.”
Face aux réappropriations récurrentes du féminisme à des fins racistes, les divers collectifs tiennent à rappeler d’où viennent les luttes et à qui elles appartiennent. Le soleil se couche sur la ZOF et comme un sermon, une voix s’élève pour reprendre ce slogan originel de la lutte kurde anti-patriarcale : “À leur folie, une seule réponse : Femmes, Vie, Liberté. Jin, Jiyan, Azadî.”