Le tribunal de Palerme a récemment condamné à sept ans de prison quatre des six jeunes accusés du viol collectif d'une jeune fille de 19 ans, advenu, entre le 6 et le 7 juillet 2023, sur un chantier abandonné de la capitale sicilienne. Le cinquième accusé a été condamné à 6 ans et 4 mois et le sixième à 4 ans et 8 mois. Cet événement dramatique a enflammé l'opinion publique italienne non seulement pour l'affaire, déplorable en soi, mais aussi pour la victimisation secondaire et la spectacularisation honteuse auxquelles la jeune fille a été exposée par les médias et par la justice.
Malheureusement, le viol collectif de Palerme n'est pas un cas isolé. Selon le rapport du ministère de l'Intérieur, au cours des six premiers mois de 2024, il y a eu en moyenne 16 victimes de violences sexuelles par jour en Italie : 91% étant des femmes. De plus en plus de jeunes filles mineures sont violées par des groupes de pairs (65%), dont les trois quarts sont des connaissances et des amis et 62,7% des partenaires.
« La violence physique est le dernier degré d'une réalité qui commence par la passivité à laquelle la culture machiste relègue les femmes. D’ailleurs y a t-il un acte plus passif que le viol », écrit Graziella Priulla, professeure de sociologie des processus culturels et spécialiste des questions de genre(1).
Selon cette dernière, le désir n’a en aucun cas sa place dans les violences sexuelles : « ce qui donne une incroyable poussée d'adrénaline, c'est d'avoir à disposition un corps inerte sur lequel on peut faire ce que l'on veut. C'est le langage du pouvoir dans ce qu'il a de plus élémentaire, de plus brutal et de plus animal », souligne-t-elle.
En effet, depuis les balbutiements de l'humanité, les histoires, les légendes, les mythes, les textes religieux et les œuvres littéraires ont renforcé la culture patriarcale en transformant le viol en un phénomène systémique. Les fresques du Palais Montecitorio, siège de la Chambre des députés, célèbrent l’enlèvement (c’est à dire le viol) des Sabines, mythe associé à la naissance de Rome (1), une ville dont même les fondateurs, Romulus et Remus, seraient les enfants de l’abus du dieu Mars sur Rea Silvia qui, ostracisée, les aurait abandonnés et fait allaiter par une louve.
L'utilisation de la violence sexuelle dans les conflits est un « mal ancien et habituel », écrivait Saint Augustin après le sac de Rome en 410 après J.-C. Enfin, de nombreuses études confirment que dans les tribus néolithiques, les abus et les enlèvements étaient déjà extrêmement répandus.
La banalité du mal
Dans la plupart des cas, les violeurs sont des consommateurs assidus de contenus pornographiques sans aucune éducation sexuelle ou affective, enseignement qui n’est pas encore obligatoire en Italie, à l’instar de six autres pays européens. D'ailleurs, explique Graziella Priulla, l’éducation sexuelle ne sert pas à grand chose si l'on ne démonte pas, tout d'abord, les fondements sur lesquels reposent les conceptions misogynes et sexistes qui circulent dans tous les proverbes que la tradition nous a transmis : « J'en ai dénombré 90, rien qu'en Italie, qui prouvent que la violence des hommes a toujours été justifiée par l'idée que leur agressivité, inscrite aussi bien dans leur ADN que dans la testostérone, alimente chez eux des désirs sexuels tellement forts qu’ils ne sont pas en mesure de les contrôler. »
Pourtant, rappelle la sociologue, médecins, généticiens, psychiatres et psychologues affirment depuis des années que les libidos masculine et féminine sont très proches, à la seule différence que les femmes ont été éduquées pendant des millénaires à réprimer la leur pour ne pas être considérées comme des moins que rien.
« Ces stéréotypes, poursuit-elle, reposent sur un malentendu fondamental : attribuer à la nature ce que la culture a construit en nous conditionnant dès notre plus jeune âge. Dans un pays où les jeunes garçons ont accès à des programmes télévisés dans lesquels des hommes parfaitement habillés sont entourés de jeunes femmes séduisantes à moitié nues, comment voulez-vous qu'à l'âge adulte, ils soient capables de vivre une relation égalitaire avec les filles. N’ont-ils pas intériorisé un type de modèle stéréotypé qui les pousse à penser les femmes comme des corps à diposition ?»
Selon l'enquête SurveyTeen menée par la Fondation Dragonfly, pour un adolescent sur cinq, toucher ou embrasser une personne sans son consentement n'est pas considéré comme un acte de violence. Le projet créé en 2012 par l'écrivaine féministe britannique Laura Bates, “Everyday sexism” (sexisme quotidien), qui a par la suite donné lieu au livre éponyme, décrit de nombreux cas d'adolescentes recevant quotidiennement des compliments vulgaires ; par exemple, il n’est pas rare qu’elles s'entendent dire par leurs camarades : « tu es si belle que je te violerais bien », phrase qui se veut un compliment.
Souhaiter à l’autre d’être violée est une injure extrêmement commune, et sans doute la pire qui existe « parce qu’elle réduit la femme à un objet », dénonce Priula. Et de fait, les forum et les communautés en ligne, qui incitent à la violence de genre, prolifèrent. Ainsi trouve-t-on sur Facebook des groupes d’internautes qui partagent des photos de femmes qu’ils commentent de manière obscène tandis que certaines chat de Telegram sont entièrement dédiées à des vidéos de viols.
La culpabilisation des victimes
Selon une enquête de l'ISTAT (Institut italien des statistiques, données de 2019), 39% de la population pense qu'une femme est capable de se soustraire à un rapport sexuel si elle n'en a vraiment pas envie et 23,9% pensent que c'est elle qui le « cherche » en s'habillant ou en se comportant de manière provocante, ou encore en buvant ou en se droguant (15,1%). Par ailleurs, pour 10,3 % des personnes interrogées, les accusations de violence sexuelle sont souvent fausses et pour 7,2 % « face à une proposition sexuelle, les femmes disent souvent « non » mais veulent en fait dire « « oui ». Enfin, 6,2 % affirment que les femmes sérieuses ne sont pas violées.
Ce n'est pas un hasard si l'étymologie du terme « viol », rappelle Priulla, est stuprum, la honte en latin, un mot qui renvoie non pas au sentiment de l'auteur de l'acte, mais à celui de la personne qui l’a subi et qui, pendant des siècles, a été désignée comme une « honte » par la famille et la communauté tout entière. C'est aussi la raison pour laquelle, aujourd'hui encore, de nombreuses femmes préfèrent refouler ou nier l'abus. En outre, les procès sont très longs et le traumatisme est réactivé, car la survivante doit revivre le choc qu'elle a subi dans de longs actes d'accusation. Elle est souvent exposée à des moments particulièrement pénibles de réprobation (victimisation secondaire) de la part de la police, de la presse et de la magistrature.
En 2021, la Cour européenne de Strasbourg a condamné l'Italie pour avoir utilisé des termes sexistes lors de l'acquittement d'un groupe de garçons accusés d'avoir violé une jeune Américaine. Le verdict contenait des détails qui n'avaient rien à voir avec le procès et qui mettaient en doute l'innocence de la jeune femme.
Le concept de consentement
Dans le code toscan promulgué en 1853, puis dans le code Zanardelli, il était question de violence « charnelle », tandis que dans le code Rocco, remontant à l'époque fasciste, les délits sexuels étaient considérés comme des atteintes à l'honneur de la famille et de la société plutôt qu'à la personne qui les avaient subies. Le code Rocco a également introduit le « mariage réparateur », qui permettait au violeur d'éviter la prison en épousant sa victime, celui-ci n’a été aboli qu’en 1981. Et ce n'est qu'en 1996 que le viol a été érigé en crime contre la personne (loi n° 66 du 15/2/1996). Aujourd'hui, l'article 609 bis du code pénal punit d'une peine d'emprisonnement de six à douze ans quiconque « par violence ou menace ou par abus d'autorité contraint une personne à accomplir ou à subir des actes sexuels ».
Mais le concept de « consentement » est toujours absent de notre législation, bien que la Convention d'Istanbul, ratifiée par l'Italie en 2013, le mentionne clairement à l'article 36.
Pas même la directive européenne d'avril dernier, qui reconnaissant pourtant l'importance de l'éducation au consentement et de la formation adéquate des professionnels confrontés à la violence de genre, ne considère le viol comme un acte sexuel non consensuel. Jusqu'à présent, seuls la Belgique, Chypre, l'Irlande, l'Islande, le Luxembourg, l'Allemagne, le Royaume-Uni et la Suède ont adopté cette définition : dans les 23 autres pays de l'UE, dont le nôtre, la culture patriarcale est manifestement encore trop enracinée pour permettre cet ajustement juridique fondamental.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'Europe elle-même porte le nom de la princesse phénicienne enlevée et violée par Zeus qui s’était transformé en taureau après être tombé amoureux d'elle.
Notes:
G.Priulla, “Violate. Sessismo e cultura dello stupro”, Villaggio Maori Edizioni, Catania, 2019.
L'histoire raconte que Romulus, après s'être installé sur le Palatin avec ses concitoyens, essentiellement des hommes, se mit en quête d'épouses avec lesquelles procréer. Il tenta de négocier avec certaines tribus voisines, dont les Sabins, mais sans succès. Il décida alors d'organiser des jeux solennels en l'honneur du dieu Conso, auxquels il les invita. À un signal préétabli, les Romains enlevèrent leurs femmes, déclenchant une guerre qui dura plusieurs années.