Crédit photo l'image mise en avant : Alger - Algérie © Daoud Abismail (@daoud_abismail)
par Ghada Hamrouche
Printemps 1984 - Juin 1984. Des mois cruciaux. A proximité du siège de l’Assemblée populaire nationale (APN), alors que l’Algérie est encore sous le régime du parti unique, quelques dizaines de femmes manifestent et brisent, en premier, l’un des interdits du régime.
Parmi elles, des icônes de la lutte pour l’indépendance, Fettouma Ouzeggane, Zohra, Zohra Drif-Bitat, Zhor Zerari, et des jeunes militantes féministes: Khalida Toumi, Louisa Hanoune, Soumia Salhi, Zazi Sadou, Salima Ghezali…
Le moment est grave. Ce 9 juin, dans la bâtisse qui accueille le siège de l’Assemblée populaire nationale (APN), les député.e.s votent le Code de la famille censé faciliter la vie des magistrats qui se trouvent, dans les cas qui leurs sont soumis, tiraillés entre des références juridiques diverses voire contradictoires. Les manifestantes savent, elles, que les députés viennent de compliquer et pour longtemps la vie de millions de femmes.
Les femmes reléguées au statut de mineures
Pour de nombreuses femmes, mais aussi beaucoup d’hommes, l'adoption du Code de la famille en Algérie en 1984 est un tournant, celui du reflux de l’Algérie “progressiste” face à la montée du conservatisme islamo-nationaliste. La bipolarité politique et sociétale qu’il instaure va structurer la vie publique et les tourments de l’Algérie à partir des années 90. Des courants progressistes affaiblis et divisés, une montée des conservatismes au sein de la société et un régime soucieux de se perpétuer et qui donne des gages à ces derniers.
Pour les anciennes de la guerre de libération, ce code “de l’infamie”, comme elles l'appelaient, est une régression majeure, une trahison des aspirations et engagements pour l'égalité et un retour brutal aux normes patriarcales. La mobilisation de ces dizaines de militantes exprimait les inquiétudes pour l'avenir. Le Code de la famille relègue de fait la femme au statut de mineure en contradiction avec la constitution qui consacre formellement l'égalité en droit. En commettant le sacrilège de manifester, ces femmes ont fait entrer le mouvement féministe en Algérie dans un nouvel âge.
Une "radicalité" se fait jour qui est à la mesure de la régression qui venait d'être légalisée par les député.e.s. Cet épisode de 1984 reste une référence majeure pour les militant.e.s qui continuent de se battre pour des réformes substantielles et une véritable égalité des sexes en Algérie.
La syndicaliste Soumia Salhi, qui faisait partie des "mouchaouichates" (empêcheuses de tourner en rond) à avoir manifesté en 1984, explique : « Le code de 84 a consacré l’oppression sociale millénaire que subissaient les femmes. Alors que l’État algérien proclame encore dans ses constitutions successives l’égalité entre les hommes et les femmes, le code apparaît comme une exception douloureuse, une concession au conservatisme social qui entrave l’avancée impétueuse des femmes. »
Des références évidentes à la charia
Inspiré de la charia (la loi islamique), le Code de la famille consacre une vision patriarcale de la société. Il contient de nombreuses dispositions discriminatoires à l'égard des femmes, dont la tutelle masculine qui place la femme adulte sous la tutelle d'un homme, qu'il soit son père, son frère, son mari ou même son fils, pour se marier, divorcer ou voyager.
La polygamie est autorisée pour les hommes, sans même le consentement de l'épouse. Le mariage des filles est permis dès l'âge de 16 ans, avec l'autorisation du tuteur. Les femmes rencontrent des difficultés à faire valoir leurs droits devant la justice, notamment en matière de divorce et de garde des enfants. Le Code ne criminalise pas explicitement la violence conjugale, laissant ainsi les femmes vulnérables aux abus.
Le combat des féministes est rendu encore plus difficile avec la montée de l'islamisme politique qui, même s'il n'arrive pas au pouvoir, pèse plus lourdement sur les choix des pouvoirs publics. De fait, malgré les luttes, le Code de la famille n'a connu que des modifications mineures depuis sa promulgation.
Le 27 février 2005, le Président Abdelaziz Bouteflika amende le texte par ordonnance afin d’éviter tout débat, et n’introduit que d’infimes changements.
Formellement, l'accord de la première épouse est exigé pour un mari qui veut prendre une seconde épouse. La femme obtient la possibilité de demander le divorce en contrepartie d'un renoncement à toute compensation (khol'e). L'avancée la plus notable a été le droit pour une algérienne mariée à un étranger de donner la nationalité à sa progéniture et la suppression de l'obligation de la tutelle pour les femmes majeures pour contracter un mariage. Des modifications loin de répondre aux attentes des militantes.
Revendications féministes
En 2019, les féministes se sont saisies de l’occasion de la libération de la parole en marge du Hirak pour relancer le débat sur le Code de la famille. Les femmes sont, de toute évidence, les oubliées de ce premier mandat du président Tebboune. Aucune mesure n’a été prise dans le sens de l’égalité.
Madjea Zouine, jeune journaliste féministe, estime que « tout changement dans ce code injuste est un changement positif en faveur des femmes, qui reste malgré tout toujours insuffisant ». La jeune femme valorise toutefois les amendements de 2005 : « ils ont permis aux femmes à se débarrasser d’un certain nombre d’entraves, notamment la tutelle du mari, l’âge du mariage fixé à 19 ans au lieu de 16, la transformation du tuteur au mariage en témoin… »
Soumia Salhi, militante féministe et ancienne syndicaliste, rappelle cependant que « malgré ces acquis positifs, le code de la famille conserve son architecture inégalitaire. L’irruption massive des femmes dans l’espace public, à l’université, dans le monde du travail, dépasse de jour en jour ce cadre légal étriqué et les pratiques sociales venues d’un autre âge. »
Des activistes de la nouvelle génération estiment que ce code doit être abrogé tout simplement. Habiba Djahnine, activiste et cinéaste s’insurge : « En dépit de quelques améliorations dans sa version de 2005, il reste un texte qui maintient le contrôle des femmes par les maris, les belles-familles et plus largement la société. Il est évident que c'est dans la cellule familiale que l'enjeu de l'évolution du statut des femmes est le plus aigu. Le code de la famille, pour la majorité des femmes mariées, est un frein à leur autonomie et à leur émancipation. Aujourd'hui il n'est plus le reflet de l'évolution concrète du fonctionnement des femmes et des familles. »
Amel Hadjdaj, jeune féministe acharnée, estime que le Code de la famille est « un texte archaïque qui reflète une époque révolue où les femmes étaient perçues comme incapables d'assumer des responsabilités ou de prendre des décisions autonomes. Pourtant la société a évolué : les femmes sont pleinement engagées et responsables dans les sphères privées, publiques et professionnelles. Or, ce code contient des articles qui diminuent leur citoyenneté et les soumettent à une autorité masculine obsolète. Il révèle les défis persistants auxquels les femmes algériennes sont confrontées et qui nous ramènent aux pratiques sociales misogynes qu'il faut également combattre. »
Saadia Gacem, anthropologue et activiste féministe, est plus radicale sur le sujet : « Ce n’est pas une réforme que nous demandons mais une abrogation. Ce code est une honte, il l'a toujours été. Les femmes travaillent, participent de manière équitable, voire plus que les hommes dans certains cas, aux finances de la famille mais elles n'héritent pas à la même hauteur. Le tuteur est toujours une obligation en cas de mariage, seuls les enfants, les déficients et les femmes sont sous tutelle ! »
En Algérie, on évoque souvent la révolution silencieuse qui est en train de s'opérer avec la féminisation de plus en forte de l'université et une présence plus forte des femmes dans les activités économiques. Selon des chiffres cités par le journal El Watan, l'université algérienne compte en 2023 « environ 1 700 000 étudiants, dont environ 62% de sexe féminin, encadrés par 63 500 enseignants, parmi lesquels 27 000 sont des femmes, soit 42%, et 44% de l'effectif total des universités sont des femmes. »
Une évolution sociologique est en cours. Le statut de citoyennes égales des hommes ne pourra-t-être indéfiniment entravé par un Code de la famille passéiste. Le combat des femmes ne s'arrêtera pas.