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par Anais Delmas
« Olala je vais devenir une star, je me sens Hollywoodienne ! - Pourquoi tu dis ça ? - Ben vous me tendez le micro, ça veut dire que je vais devenir célèbre ! » Face à l’enregistreur tendu les yeux d’Océane scintillent. Devant les marches du Palais des Festivals de Cannes, la lycéenne aux longs faux cils se prend à rêver : peut-être qu’il est là, maintenant, le fameux quart d’heure de gloire.
La grand-messe démarre dans deux semaines et le parcours du tapis rouge n’est que partiellement paré. Tout autour, c’est le raffut. Les ouvriers s’activent pour faire de ce banal palais des congrès le décor de tout le septième art. Les touristes se pressent déjà pour prendre la pose à la manière de leurs stars préférées sur les quelques marches déjà drapées de ce rouge si emblématique. C’est le bonheur de fouler le même sol qu’une idole mais il faut en profiter vite car bientôt tout l’espace public sera balisé.
Océane et son amie Manon ne sont pourtant pas des touristes. Elles habitent à quelques kilomètres de là, à Vallauris et Grasse, entre les très chics Antibes et Cannes. Cette année elles ont 16 ans, le visage toujours poupon mais l’esprit canaille. Avec un peu de désinvolture, elles pourraient tenter de dépasser les barrages qui les séparent de tout ce qui brille. À défaut, elles iront se prélasser sur une des plages de la Croisette, leur endroit de prédilection pour la bronzette.
Un tapis très rouge
Le Palais des festivals - qu’on surnomme aussi « bunker » pour son aspect brutaliste - accueille le Festival du cinéma dès 1982 à la place du Palais Croisette, le très symbolique bâtiment d’après-guerre. À la Libération, le maire cannois Raymond Picaud, affublé de mille titres : socialiste, ancien résistant et médecin des pauvres, avait largement œuvré pour accueillir dans sa ville ce projet culturel avorté. L’idée d’un festival du cinéma démocratique a germé dès les années trente, de l’esprit du Front populaire et en particulier de Jean Zay, ministre des Beaux-Arts, en opposition à la Mostra de Venise alors aux mains de la propagande fasciste de Mussolini et d’Hitler. Cette histoire sociale est pourtant bien enfouie sous le tapis.
Chaque montée des marches démarre désormais comme une parade très codifiée. L’architecture du bunker favorise une mise en place bien plus calibrée qu’à l’époque des Jean Gabin et Michèle Morgane. Les quelques 280 photographes présents sont parqués en rang d’oignons, histoire de garder la distance avec les stars. Il faut donc dégainer au plus vite pour capter la photo mythique qui paraîtra en double page sur papier glacé.
Les femmes sous toutes les coutures
C’est le premier week-end des festivités et Johanna, 24 ans, vient spécialement de Juan-les-Pins pour observer le démarrage de cette drôle de parade sans Mickey ni Minnie. Sur la pointe des pieds, elle s’adosse à l’une des nombreuses barrières de sécurité amovibles. La curieuse tentative d’apercevoir ce qui peut l’être entre les CRS et les fourgons blindés. Un animateur beugle le nom des artistes au micro pour couvrir une musique d’ambiance festive. La jeune femme vient au festival tous les ans depuis ses douze ans. « Avec mes copines, ça a toujours été l'évènement. Il n’y a jamais autant de monde dans la région, c’est une bonne ambiance même si c’est de moins en moins agréable », explique Johanna.
Ce même week-end, Océane et Manon ont aussi décidé d’être de la partie. La première a repris le train depuis Vallauris pour retrouver la seconde, déposée en voiture par sa mère. Elles se posent au McDonald’s située dans le prolongement de la Croisette face aux yachts amarrés du Port Canto. Même le fast-food est chic avec sa façade blanche épurée. Rien à envier aux enseignes de luxe. Océane se remaquille avec soin et utilise l’application Snapchat en miroir. « C’est le festival, il faut être au top du top toutes les secondes », plaisante la jeune fille.
Les deux lycéennes se sont installées à la terrasse du fast-food pour éviter la foule qui s’est massée autour du Palais. Mais quelques minutes après, c’est reparti pour le grand tour. Pour elles, toutes ces files d’attente, c’est comme Disneyland. Sauf qu’ici, impossible d’acheter ses tickets d’entrée. « Viens, on fait croire qu’on a des invitations ! » lance Manon joueuse. Celle qui rêve de travailler dans le luxe, jette des coups d’œil furtifs devant les devantures de la Croisette : « Je ne suis jamais rentrée parce qu'il y a les vigiles devant les boutiques de luxe. Et les vigiles, ils me font peur. De toute façon je pense qu’on n’a pas le droit de rentrer, on est habillés comme des personnes classiques. » Son amie approuve, elle a toujours vu des femmes en superbe « robe de créateur » y entrer. Malgré tout, Manon respecte toutes ces conventions : « Ce ne serait pas Cannes sans ces espaces appropriés aux personnes plus importantes dans la société ! » Repues de strass et de paillettes mais lassées par l’agitation, elles finissent leur course sur la plage Macé, la plage publique qui jouxte le Palais.
Johanna a quant à elle pris de la distance avec ces normes imposées. « J’ai toujours bossé sur les plages, donc c’est maillot de bain de 7 h du matin jusqu'à 21 heures le soir. Mais je ne suis pas plus à l'aise avec mon corps et je ne suis pas plus déconstruite par rapport aux critères de beauté. Surtout au festival où on voit des mannequins partout », explique l’étudiante.
Sur la plage Macé, Lilia, 18 ans, se prélasse en bikini avec une amie, indifférente à toute l’agitation du grand septième art. La Cannoise habite le quartier Carnot, derrière la gare. Elle aussi a senti les pressions sur son apparence dès le plus jeune âge. Une « compétition » selon ses termes pour être la plus belle et porter les plus jolies tenues et accessoires à la mode, dans une ville où le luxe est ostentatoire. La concurrence est rude et on doit jouer le jeu même quand « on n’est pas aisé financièrement ».
Au milieu d’autres jeunes femmes qui défilent en robes de soirée suivies de près par des équipes complètes de coiffeurs, stylistes et maquilleurs, Johanna a appris à démêler le vrai du faux. « Plus jeune, j’avais des paillettes dans les yeux. Mon but c'était de rentrer en soirée. Et, c'était pas si compliqué, je n’avais même pas 18 ans quand c'est arrivé... », la Juanaise hésite puis reprend, « C'est un peu flippant mais ça reflète beaucoup de choses qu'on entend sur Cannes aussi ». Aujourd’hui, elle se réjouit d’apercevoir une petite affiche qui fait mention des violences sexistes et sexuelles avec un numéro de signalement à disposition. Mais il faut avoir l’œil, la pancarte est située juste à côté d’un écrasant panneau publicitaire Dior. Cette année, le festival veut éviter les vagues et la politique. Ce doit être un « festival sans polémique » comme l’a martelé Thierry Frémaux, le délégué général du festival en conférence de presse.
Chacun sa place
À Cannes, il y a beaucoup de barrières et de files d’attente. Pour intégrer les zones VIP des boites de nuit, pour aller en plage privée ou pour entrer dans une boutique de luxe. Pendant le festival, ces murs de séparation se démultiplient, et, avec eux, les zones de privilège.
Le site du Festival parle d’une « magie qui opère sans discontinuer depuis des décennies ». Ce moment est certes précieux pour les cinéphiles détenteurs d’une accréditation mais c’est surtout un enjeu majeur pour toute une industrie. Seulement deux semaines au sein du marché international du film pour networker et décider de la future fabrique des images. Dans le cinéma mais pas que : c’est aussi un rendez-vous pour l’industrie de la mode, du luxe, des médias ou encore de l’influence. Pour les professionnels du secteur, les festivités ressemblent bien plus à un séminaire interminable qu’à un joyeux divertissement.
Et le charme n’opère pas non plus chez Lilia. « Ça saoule tout le monde, surtout ceux qui habitent ici, ça nous bloque les bus, toutes les routes, il y a des embouteillages humains. Avant les Cannois avaient des places, mais maintenant c'est plus restreint », abonde la jeune femme.
Au sommet de la petite société pyramidale du festival trônent les stars. Dans son essai Les Stars, Edgar Morin décrit déjà en 1957 le phénomène d’idolâtrie autour des célébrités. Pour le philosophe et sociologue, « le star-system veut des beautés. » Et c’est à cela que servent les projecteurs, le maquillage, les robes hors normes et les caméras : faire croire en la beauté inatteignable de ces personnalités. En bref, justifier leur supériorité physique ou morale, et donc, justifier les inégalités qui en découlent. Bercés par les récits de celles et ceux qui deviennent star, on adhère au caractère incroyable de leur destinée. Les fans et les spectateurs/spectatrices permettent à ces individus de sortir du commun. Sans personne pour regarder vers les lumières, c’en est fini du star-system. Mais les fans sont méprisé.e.s, et souvent tournés en ridicule dans les médias. En particulier les fangirls ou groupies, apparues dès les années 60 avec la Beatlemania. Et pourtant, ce sont bien elles qui ont contribué à forger la légende de ces garçons britanniques.
Toujours de l’autre côté de la barrière, Johanna reste lucide : « [Le septième art] est un art important… mais cette vision de l'idolâtrie est un peu flippante. Franchement, c'est complètement déconnecté de la réalité. En ce moment, je pense qu'il y a des choses que les caméras devraient plus filmer. »